Voleur d’ombres (4ème époque, Episode 9) Passaggeri del vento

L’ombre de tous ces hommes qui voulaient décider pour elle, sur elle la poursuivait. Elle avait beau se dire que sa situation lui offrait désormais une position à part dans la cité, elle se savait femme et savait qu’elle le resterait malgré tout aux yeux de tous.

Il y eut tellement de jours avec des pensées lourdes, des absences pesantes et des présences si insuffisantes qu’il était temps sans doute quelque part que les mondes se rencontrent et partent enfin dans le sens des jours anciens. Il y eut les abandons, les rencontres, les souvenirs et les nuits sans sommeil et tout cela n’était que la construction d’un printemps lumineux. La douceur des jasmins disparus offraient, désormais, un véritable vent de fraicheur, un renouveau, une vraie vie que les jours passés avaient rendu triste, monotone, routinière, fade. Enfin, les véritables jasmins fleurissaient et livraient l’intégralité de leur parfum. Enfin, le monde prenait sens, enfin tout ce qui avait été gris durant trop longtemps devenait lumineux et vivant. A force d’être ignoré, elle avait fini par apprendre à vivre sans ce qui l’avait réduite au silence. Elle pouvait enfin reprendre la parole et renaitre dans ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Elle ne racontait jamais cette histoire passée, à quiconque. Elle gardait pour elle enfouie au plus profond cette blessure, cette morsure, cette idée qu’elle avait cru que le jour était venu.


Les voix se faisaient nombreuses, multiples. Dans sa tête des dizaines d’idiomes différents s’entrechoquaient et se renvoyaient la parole les uns aux autres. Les lumières grises des jours d’automne ne l’empêchaient pas d’avoir chaque jour les souvenirs et les blessures qui continuaient à se rouvrir. Elle avait appris à les cacher, à vivre avec les plaies béantes et encore ruisselantes de souffrances non digérées. Ce n’était en réalité que peu de choses. Une rencontre hasardeuse, un sourire maladroit, un désir à sens unique qui devient une sorte d’obligation faite comme une offrande et des messages qui ne firent que la rabaisser, la réduire mais la forcer à rester quand même. Elle se disait que quand il lui faisait du mal, elle ne s’en souciait plus parce que quand il lui faisait du mal, elle se sentait vivante. C’est ainsi qu’elle l’avait vécu et noyée dans ses souvenirs et dans ses pensées, elle déambulait souvent jusque tôt au petit matin en partant après les représentations dans les ruelles de la cité république. Et chaque fois, elle était comme sortant d’un incendie ou d’une tempête. Elle ne savait jamais comment mais elle rentrait de ses errances totalement détruite, décoiffée, les vêtements arrachés ou salis et les différents artifices de maquillage ruisselant le long de son cou. Qu’il pleuve, qu’il vente ou que le temps se montre clément, elle se retrouvait chaque soir dans le même état qu’après ses visites auprès de lui. La confiance en berne, le mépris de soi au plus haut et le physique et l’apparence giflés par l’épreuve.


Elle n’avait jamais aimé l’alcool et pourtant elle errait en quête d’oublis artificiels. L’absinthe était devenue son graal et pourtant, elle détestait ça. Les vents tournaient, les tempêtes s’enchainaient et ses cheveux partaient en tous sens au grès des souffles venus d’ailleurs. Souvent, elle trébuchait sur les pavés mal taillés ou dans un trou creusé par les aqua alta de printemps. Et malgré ses chutes, elle ne se réveillait pas vraiment. Elle savait qu’elle ressemblait à ses êtres inconnus qui arpentent les nuits, à ses buveurs de sang qui fleurissaient dans les légendes ramenées en ville par les marchands ambulants des terres derrière les montagnes. Elle regardait par les fenêtres opaques des bars infréquentables des bas fonds du Cannaregio. Et au travers elle ne voyait que les souvenirs qui n’étaient que plus présents encore. Elle voyait à travers elle-même. Et elle se parlait sans s’entendre et elle se touchait comme si elle le touchait encore, sans ressentir la moindre émotion, sans savoir pourquoi mais elle restait là. Et la nuit l’enveloppait comme il le faisait jadis et la nuit la rejetait comme il le faisait à chaque fois. Et pourtant elle voulait rester encore et encore et elle regardait à travers les passants, à travers les gens, les yeux embués, remplis de vide et de larmes mais elle restait.


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