
Ses pas résonnaient sur les pavés humides de la ville endormie. Depuis toujours, elle entendait les rumeurs d’une vie nocturne dangereuse, opaque, mystérieuse. Elle n’en avait jamais vu la moindre esquisse. Elle aurait aimé croiser ces soirées de débauche, de luxure, de stupre. Elle voulait croire que cela pouvait être le piment qui manquait à sa vie. Tout le monde pensait que sa vie n’était que folie, lumière, effervescence. Elle était la reine du soir de cette ville de toutes les exubérances et pourtant, elle ne savait rien de ces nuits légendaires qui finalement n’existaient pas. Comme prise dans un tourbillon infernal, elle restait malgré tout en quête de ces lieux, de ces gens.
Ses journées finalement étaient tellement chargées de toutes ces contrariétés qui rendaient sa vie si pesante qu’elle ne savait où trouver le repos, l’abandon. Il lui fallait combler les absences, les abandons, les trahisons. Depuis qu’elle était seule, elle avait dû affronter les choses qui n’étaient pas les siennes. Elle était préparée certes mais le monde ne l’était pas. Une femme avec tant de responsabilités, tant de pouvoirs sur des hommes, même maudits, ce n’était pas dans les habitudes de ce monde, de cette époque. Personne n’avait jamais remis en cause sa position, personne n’avait jamais osé lui dire en face ce que tout le monde disait dans les ruelles, sur les places, dans les églises. Elle savait ce qui se disait dur elle. Malgré sa force affichée, elle n’était pas sourde aux rumeurs. Elle avait choisi de ne plus s’arrêter sur tout ce qui pouvait se dire. Elle travaillait, nuit et jour, jour et nuit, tous les jours, à chaque instant, partout et les rares fois où elle s’accordait l’abandon, elle se donnait à la première ou au premier qui voulait bien lui donner un moment de bonheur synchrone.
Elle se savait condamnée désormais à cette vie. Sa chance était passée depuis sa naissance. Cette chance que Dieu lui avait donnée d’obtenir ce que toutes les autres n’auraient jamais, elle le payait par l’absence de ce qu’elle savait naitre n’importe où, n’importe quand, n’importe comment. Elle savait qu’elle risquait de croiser un regard là où elle ne l’attendait plus. Elle se savait trop faible intérieurement pour résister au naufrage. Souvent, elle s’asseyait, tard, sur les marches de la cathédrale nouvellement érigée à la pointe de l’ile à l’extrême sud de la ville. Elle aimait marcher jusque là et laisser ses yeux se perdre dans les flots et survoler les maisons de terre cuite de la ville, les campaniles et les quais. Et, assise là, face à l’immensité de ce monde qui restait à conquérir elle s’imaginait ces autres mondes qu’elle n’avait pas le droit de rencontrer. Tous ces battements de cœur qui naissent d’une rencontre improbable, d’un regard, d’un geste maladroit.
Elle se savait épargnée par des forces divines de ce sentiment qu’on ne peut comprendre, de ces pensées permanentes qui envahissent ton esprit au milieu de la journée, au lever, pendant que la discussion s’envenime avec un autre. Elle avait lu depuis que son père l’avait obligé à apprendre en lui payant une fortune les services d’un prêtre défroqué, les récits fiévreux de toutes ces personnes incapables d’effacer le visage de l’autre, incapable de faire autre chose que de ressentir l’autre au fond de soi. Elle avait peur de ce sentiment mais elle rêvait secrètement d’en être une victime. Elle qui parlait sans cesse, s’imaginait déjà tellement bousculée qu’elle ne trouverait plus les mots pour dire à quel point son cœur la brulait. Elle voyait depuis son promontoire toutes les ruelles, tous les passages, tous les chemins et elle les faisait mentalement déboucher sur un point unique, sur le cœur de l’autre qu’elle cherchait depuis toujours en sachant déjà qu’elle ne trouverait jamais sa trace. Elle voulait se confronter à cette force qui venait de nulle part et qui disparaissait plus vite encore, elle aussi voulait se sentir incapable de retenir ce qui la faisait vivre, elle voulait manquer d’air, elle voulait manquer d’eau, elle voulait manquer de vie parce qu’elle ne trouverait pas de sens, parce qu’il n’y a pas de raison, parce qu’elle se sentirait enfin toute petite face à tant de grandeur, parce qu’elle voulait ce qui lui était interdit. Parce qu’elle voulait pouvoir dire : « mon amour, c’est toi » parce que cela lui était interdit.
Alors, elle trouvait toujours le temps de se plonger dans ce type de pensées. C’était son échappatoire, sa chapelle ardente, son exil. C’était encore ce qui lui permettait de rester humaine. Croire qu’un jour, elle serait comme d’autres en sachant que ça n’arrivera jamais.