Voleur d’Ombres (4ème époque, Episode 3) Passaggeri del vento

 

En son nom, pour sa mémoire, elle avait décidé d’aller jusqu’au bout. Au dessus du chambranle de la porte de son bureau, qui était aussi la porte de sa chambre, de sa cuisine, de ses toilettes et de sa vie, elle avait fait graver par les machinistes, une phrase qu’elle se répétait et que son père n’aurait pas reniée. Les gens viennent parce qu’ils ont économisé pour ça. Ils viennent pour rire, pour pleurer, pour se divertir mais ils ne viennent pas pour voir vos problèmes. Soit tu t’engages à te donner à fond, soit tu rembourses les honnêtes gens qui se privent pour toi. Il n’y a pas d’échappatoire, pas d’alternative. Soit tu es bon, soit tu es mort.

Elle s’arrangeait toujours pour que les personnes qui passaient dans ce lieu lisent cette phrase. C’était désormais sa devise et tout allait, dans sa vie, en ce sens.

Depuis que son existence se résumait à vivre pour maintenir vivante l’œuvre de son père, elle s’était construit un monde et des rituels. Il devenait difficile pour elle de sortir de son cadre mais son cadre n’était que totalement anarchique pour ceux qui l’envisageraient de l’extérieur. Il n’y avait plus en elle de place pour les désillusions, le désenchantement et la tristesse. Elle refusait dès lors toute forme d’engagement.

Elle se savait liée éternellement à ce lieu, à ses pierres et à ses vagues qui venaient lécher les fondations qu’elle ne songeait plus, à aucun moment perdre du temps dans un mariage, un enfantement ou une amitié tenace. Les gens passaient. Les hommes et les femmes laissaient quelques effluves de parfums épicés sur les rideaux ou les draps et partaient plus vite encore qu’ils n’étaient venus. Elle les chassait ou le plus souvent ils comprenaient que leur place n’existerait jamais. Il en allait de même et peut être même plus encore des femmes. Elle se forçait à supporter leur compagnie. Elle se forçait à supporter leur présence. Et, à l’exception de quelques moments orgasmiques fugaces, la présence féminine lui pesait.

Il en était finalement de même pour les hommes. Elle prenait plaisir à travailler avec les hommes qu’elle trouvait plus directs, plus efficaces, moins réfractaires mais une compagnie intime l’ennuyait rapidement, durablement, violemment.

En réalité, l’humain la fatiguait. Elle l’utilisait. Pour le sexe, pour le travail, pour l’argent, pour l’amour, pour ce que les autres appellent la vie, elle les utilisait. Elle ne s’en cachait pas, elle le revendiquait même. Elle n’avait pas le temps d’en perdre pour des histoires qui étaient par essence vouées à l’échec. Bien sûr, elle aurait aimé vouloir, elle aurait voulu aimer mais très vite, trop vite, elle avait ressenti l’absence de réalité, l’absence de profondeur dans les relations humaines.

Chaque nuit, elle sortait de son antre et parcourait les ruelles vides et escarpées, les ponts et les places. Parfois, au hasard de sa déambulation, elle entrait dans une des innombrables églises de la ville, et lançait une prière aux étoiles pour qu’elles prennent soin de son père. Quelquefois, elle glissait une pensée à sa mère qu’elle n’avait pas connue ou à ce frère qui n’était jamais venu. Elle respirait l’air chargé d’épices et d’odeurs maritimes. Les cliquetis des vagues se fracassant sur les berges lui rappelaient immanquablement les applaudissements après lesquels elle courait. Plus encore que les caisses pleines, elle consacrait ses journées à espérer les rires, les larmes et les marques que malgré ses réticences vis-à-vis de l’humain, elle estimait indispensables à sa survie. Elle se savait condamnée, elle se savait perdue.

 

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