Depuis toujours, elle avait gardé sur elle cette lettre. Elle prenait soin de trouver quelques instants, chaque jour, pour la relire. Avec le temps, elle la connaissait par cœur mais elle ne pouvait s’empêcher de regarder les pleins et les déliés combiner ensemble. Elle en connaissait évidemment les mots, mais aussi les ombres, toutes les peines, toutes les frustrations, tous les non-dits. Certains pensaient les comprendre, les entendre mais ils ne saisissaient en réalité que ce qu’ils voulaient voir et bien loin, très loin, de ce qu’elle contenait vraiment.
L’écriture semblait fluide, légère, alerte et lui renvoyait l’image de cet homme qui l’avait adorée. Elle revoyait à chaque fois le visage vieilli mais souriant de celui qui l’avait élevée, éduquée et qui lui avait tout offert. Il avait, avec ses défauts, ses faiblesses, comblé les absences de cette mère disparue trop tôt.
Il avait passé des jours et des nuits à regarder des spectacles, feuilleter des livrets, auditionner des comédiens et des auteurs, des jongleurs et des chanteuses et toujours, lorsqu’elle ne jouait pas avec ses amies, autour des puits, sur les places, à l’ombre des campaniles, elle était là. Parfois même, une fois les postulants sortis, il lui demandait son avis. Elle savait que c’était un piège. Elle devait argumenter, comparer, expliquer, développer et chaque fois que ses explications paraissaient trop floues, il marquait un temps d’arrêt, passait sa main sur le bas de son visage, affinait sa barbe déjà blanchie et lui chuchotait, comme s’il avait peur de réveiller les morts qui l’entouraient ou que les victimes entendent les propos :
« Pense toujours que les critiques que tu fais, tu les fais comme si elles t’étaient adressées. Tu veux savoir pourquoi, tu veux comprendre, et les hésitations sont autant d’espoirs que tu laisses survivre. Ne laisse pas d’espoir quand il n’y en a pas. Les gens finissent par comprendre mais ils perdent trop de temps et le temps, personne n’en a assez pour en perdre. »
Finalement, il y avait peu de leçons qu’elle avait gardées en tête, en mémoire, mais l’idée qu’il fallait ne pas faire aux autres ce qu’on refuserait à soi-même fut vraiment ce qu’elle garda de ce père totalement absent et complètement présent. La gestion d’un lieu comme celui qu’elle dirigeait désormais, depuis la mort de son père, impliquait une absence dans tout ce que la vie peut proposer de personnel.
Chaque jour elle entendait les critiques que son mode de vie impliquait. Elle voyait les regards se poser sur elle et, même si elle aurait voulu les éviter, elle s’efforçait de rester droite, digne et forte. On ne négocie pas avec des morts de faim comme on négocie avec ceux qui croient te rendre service. Il lui fallait être forte et la lettre de son père reçue en héritage moral lui rappelait que rien ne lui serait jamais offert.
Elle était femme, orpheline, héritière et de son bon vouloir désormais dépendait la vie de plusieurs personnes. Elle était encore jeune et seule et sa position sociale, en dehors de sa beauté, attirait forcément les convoitises. Certains la trouvaient charmante, jolie même. D’autres insistaient davantage sur l’incapacité qu’elle aurait, seule, à diriger un tel lieu au milieu d’une ville aussi grouillante. Par bravade, en mémoire de son père, elle avait décidé de s’occuper jusqu’au bout de ce qu’il lui avait légué. Il avait consacré sa vie à cette œuvre au détriment de sa femme, au détriment de sa fille, au détriment de sa santé. Il aurait voulu être meilleur, être parfait, elle le savait. Il avait échoué, ils le savaient.