
Alors, entre la vie qui s’arrête et son monde qui devrait commencer elle rêvait, elle priait pour une liaison particulière, singulière, éternelle et au-delà comme il en vit parfois dans les légendes et les contes que son père lui murmurait à l’oreille pour l’endormir dans une autre vie, dans un autre temps. Sur le sol, les yeux perdus dans les pierres du plafond de la cathédrale, elle songeait éveillée aux monts et merveilles et se lover dans les bras d’un autre, d’un vrai, d’un amour qui existerait vraiment. Elle savait que sa prière était paradoxale. Demander, supplier, exiger à en pleurer auprès d’une vierge sainte de lui donner un amour spirituel mais aussi charnel et sensuel mais elle voulait vivre dans les mots de l’autre avec des portées de musique et de rimes qui flottaient un peu partout autour d’elle, avec des océans de désirs et des lits en flammes.
Chaque matin, aux premières lueurs du jour, avant mâtine, elle susurrait sa chanson familière au rythme des vagues qui frappaient les marches du perron de la cathédrale. Elle battait doucement la mesure du plat du pied et récitait sa litanie comme le faisaient certains êtres pieux dans des pays déserts et inconnus. Elle voulait bruler dans les bras de l’autre autant qu’elle brulait, couchée sur le marbre froid de la cathédrale. Elle voyait des ombres nager au dessus d’elle et le murmure de l’eau qui coule et le temps s’arrêtait comme un premier jour du monde qui n’en finit pas et chaque fois elle se disait que c’était le premier jour du reste de sa vie et elle reprenait un espoir et cette vie c’est la Salute qui lui donnait. C’était son chemin de croix, sa longue route au calvaire et rien ne pouvait plus la faire revenir en arrière.
Elle en avait assez de n’entendre son cœur ne parler que des déchirures, des amertumes et des départs. Elle en avait assez d’entendre les récits de ces amours parfaits qui laissaient sur les pierres les traces trop pures des blessures obscures, les récits de ces amours trop parfaits sans haine ni regrets, sans menaces ni blessures. Elle n’avait que des trahisons à raconter, que des départs, des nuits sans visage, sans nom, sans avenir.
Dans son monde, elle s’était fabriquée un écrin, un havre de paix, une mer sans marée. C’était tout ce qu’il lui restait, son monde intérieur. Autour d’elle, c’était le bruit et la fureur, la ville ne pouvait être calme que dans les lieux où elle ne pouvait se perdre que le soir, le jour elle devait sourire, donner le change, être agréable, accueillante alors que chaque jour, les murs s’effondraient en elle. Elle dormait le matin pour être apprêtée le soir, elle mangeait peu depuis les confinements. Parfois, même elle ne dormait pas mais ne le disait pas. Le regard du monde extérieur pesait encore sur elle. Elle voulait croire qu’elle était suffisamment autonome pour s’en affranchir mais en réalité, elle n’était qu’une porte ouverte à toutes les tempêtes de l’extérieur. Elle était couchée, comme à son habitude, sur le marbre de la Salute. Il devait être 5 heures du matin, peut être moins. La nuit avait été comme tant d’autres. Des verres, des regards insistants, des tentatives fugaces d’approche, des conversations creuses et vides et la prière. La tête qui s’alourdit à cause de tous ces gens qui parlent tellement fort. Les yeux clos, le corps noyé dans le froid de la pierre, elle n’entendait que sa chanson intérieure. Elle avait tué les bruits extérieurs, les bruits d’ailleurs.
– Je t’ai cherchée partout
La voix était blanche. Elle ouvrit les yeux. Elle se noya instantanément dans le bleu des yeux de celui qui était penché sur elle. Les deux regards se percutèrent, se mêlèrent, s’attrapèrent comme si tout était évidence.