Voleur d’ombres 21

Il s’était souvenu de toutes ces nuits sans sommeil où il s’était torturé l’esprit et le corps en se demandant encore et encore où était l’autre, avec qui, pourquoi. Il se souvenait de toutes ces larmes versées en imaginant ces hommes plus beaux, plus riches, plus jeunes, plus intelligents le faire disparaître de l’esprit de celle qu’il croyait aimer parce qu’elle prétendait l’aimer. Il se souvint de tous ces coups, de toutes ces fois où il se tapa la tête contre les murs pour détruire les images qu’il se construisait. Il les avait toutes vues dans les bras d’un autre. Il avait construit des centaines d’histoires où celle qui la veille lui disait encore qu’elle l’aimait, partait dans le reflet d’un soleil couchant ou d’un clair de lune au bras d’un autre, au lit d’un autre. Il avait passé sa vie avec cette épée de Damoclès flottant au dessus de lui en permanence.

Il savait, à chaque fois, que le moindre prétexte serait valable pour être éjecté, évacué, mis sur la touche. Chaque fois, il avait cru en prendre son parti et même il pensait pouvoir vivre avec cette échéance et pourtant, chaque fois, c’était une blessure un peu plus profonde. Peut être qu’il mettait les derniers espoirs qu’il avait à chaque fois et, comme une peau de chagrin, cette réserve d’espoirs diminuait pour quasiment disparaître. Il avait mis ce qu’il lui restait d’énergie, d’envie, d’espoir, de survie dans la dernière danse. Il y avait même cru un instant mais il ne cessait de se dire, dès qu’il était seul au volant, qu’elle ferait comme les autres ; elle partirait à la moindre erreur parce qu’il fallait un prétexte mais elle partirait. Il y a des habitudes qui sont davantage que des habitudes. Elles deviennent des sortes d’évidences, d’obligations même.


Il se souvenait de toutes ces femmes qui, avant même de s’engager, avaient prévu de partir parce que cela était dans l’ordre des choses. Avec l’âge, il avait essayé de s’entourer des gens qui comptaient vraiment et qui lui portaient une véritable affection. Il se retrouva seul.


Il lui fallait d’autres pensées en cet instant que toutes celles qui l’avaient laissé sur le bord du chemin et qui hantaient les pièces sombres de son château mental. Il avait revu tous les visages, toutes les disputes, toutes les fuites. Il avait vu les mondes qu’il s’était construit se détruire à nouveau face à lui. Il reprenait toutes les ruptures en quelques instants avec toutes les violences, tous les caprices, toutes les larmes. La pluie redoubla d’intensité. Le soleil brilla plus fort encore, comme s’il était midi au milieu de cette nuit sans étoiles. Tout était confus, mélangé, ensemble mais séparé. La comète nuageuse au dessus de lui tournoyait encore, toujours aussi vite, aussi fort. Tout était en place mais il lui fallait maintenant des pensées positives. Ces choses qui font sourire malgré soi.

Il voyait tous les visages de ces femmes qui l’avaient trahi. C’était son avis, c’était donc vrai. Elles avaient prétendu aimer et il vivait mal ce mensonge. Pourtant, il avait menti plus qu’à son tour. A tous, tout le temps mais il s’était refusé à mentir sur ses sentiments et il n’acceptait pas qu’il n’en soit pas de même pour tous. Il n’exprimait presque jamais de sentiments. Il fallait qu’ils soient forts, vrais, ressentis, brûlants sinon il valait mieux les taire. Il refusait de faire plaisir pour faire plaisir et les rares fois où il livra ses sentiments c’est parce que c’était le moment. C’est cette trahison qui lui faisait mal. Il s’était livré et avait donné des sentiments que rien ne pouvait ébranler parce qu’ils étaient vrais mais il n’avait reçu que des arrangements avec la vérité. Des fuites en avant, des tricheries, des mensonges et tout ce déferlement de beaux sentiments totalement viciés et faux s’abattait sur lui en une pluie chaude, douce, forte.


Il décida de se rappeler du banquet qu’il avait eu quelques heures plus tôt, avant le baiser de la femme aux yeux verts. De tous ces plats qui tournaient autour de lui, tous plus riches et plus beaux les uns que les autres, il gardait encore les fumets les plus doux et les goûts les plus savoureux en mémoire. Alors qu’il était couché sur la table, navigant entre éveil, mort et sommeil, il avait vu les serveuses vêtues de toges blanches et de ceintures dorées s’affairer autour de lui. Il avait deviné les nattes brunes, tourner en tous sens, dans la petite pièce poussiéreuse de la maison lors de son arrivée dans la ville. Il avait goûté des préparations inconnues faites des produits les plus savoureux et les plus rares. Chaque plat semblait avoir été préparé pour lui, selon ses goûts, ses besoins, par les plus grands chefs. Les vins débordaient de saveurs et de parfums onctueux. La vaisselle était plus belle encore que toutes celles qu’il avait vues dans les musées. Tout était au-delà de la perfection.

Il s’emplit les sens de toutes ces richesses. Les saveurs étaient divines, les couleurs chatoyantes, les parfums suaves et légers, les textures en parfaite harmonie et le chant des anges ponctuait chacune des gorgées ou des bouchées. Il avait enfin eu le plus beau repas du monde. Celui dont tout le monde rêve et que, finalement, peu touche du doigt et qu’aucun ne savoure vraiment, en réalité.


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