Le campanile de l’église s’élevait haut dans le ciel et semblait vouloir crever les nuages qui se vidaient sur la place. Le soleil continuait de briller alors que la pluie redoublait d’intensité. Il ressentait en lui, un curieux mélange de chaleur humide et de froid sec. Il ressentait le moindre pavé, la moindre goutte qui tombait sur lui. Ses sens étaient totalement à l’affût, complètement en éveil. Il était présent dans ce monde sans prise. Au dessus de lui, la nuée se rapprochait encore au point d’être presque descriptible. Pour l’instant, ça n’était qu’un long fil cotonneux blanchâtre dans la nuit, tourbillonnant. Une sorte de représentation de ces supers héros dans les airs dans les mauvais films, une traînée d’avion dans un ciel sans taches.
Il sentait que cette force céleste venait vers lui et le concernait. Elle tournait dans le ciel, en formant, tel un épervier au dessus de sa proie, des cercles concentriques parfaits. Une véritable tornade tant la vitesse et la puissance paraissaient irréelles. Il lui fallait se focaliser désormais sur cette force. Se concentrer sur l’arrivée prochaine de cette nuée. Il aurait dû avoir peur, se sentir en danger, menacé et pourtant, il refusa de bouger. De toute façon, il savait qu’il ne risquait rien finalement. Il voulait aller au bout de ce parcours désormais. Comprendre les raisons qui l’avaient mené ici. Il voyait confusément que sa présence n’était pas un hasard. Il devait être là. Il n’y avait pas de sens, pas de but ni de projet. C’était sa place. Il allait forcément se passer quelque chose et il savait qu’il n’y échapperait pas. Il n’en avait pas envie.
Il resta allongé, simplement, sur le dos, recevait la pluie salvatrice qui claquait sur sa poitrine dénudée. Il avait du mal à garder les yeux ouverts mais il voulait voir la tornade fondre sur lui. Les pensées s’entremêlaient. Il se souvenait enfin de choses qui étaient oubliées depuis longtemps, enfouies dans une armoire sombre du fond de la mémoire. Il revoyait des visages, des sourires qui étaient éteints depuis longtemps, des situations qu’il avait préféré oublier. Il revoyait toutes ces histoires où il n’avait été qu’un faire valoir, un accompagnement, un suiveur. Il se souvint de toutes ces femmes qui n’étaient que passées dans sa vie, de toutes celles qui avaient brisé la vaisselle de ses certitudes tout au long de ces années. Il revoyait enfin distinctement toutes celles qui avaient promis un amour éternel, une passion fusionnelle, une histoire immortelle et qui étaient disparues à la première difficulté. Il avait oublié toutes ces histoires qui se promettaient inoubliables parce qu’elles avaient connu la fin qu’elles méritaient finalement. Des fins de non recevoir minables par téléphones interposés, par messages écrits restés sans réponses, par excuses affligeantes et indignes de ce qu’il voulait vivre. Il avait appris à construire, à son insu, cette armoire des choses et des gens à oublier. Il y avait entreposé toutes les déceptions, toutes les promesses non tenues, tous les rêves de vie commune et autres festivités du couple mortes sous les feux des principes. Il ne faut pas donc il n’y aura pas. Ce n’est pas bien donc passons à côté de l’évidence pour n’en faire qu’un vague souvenir, une vague épine dans le pied du voisin. Il vit même des gens dont il ne savait ni le nom, ni l’origine. Il avait croisé tant de personnes, tant d’histoires qui n’en furent pas, tant de lieux où il croyait n’avoir jamais mis les pieds. Il revoyait toutes ces femmes qu’il avait oubliées parce qu’elles n’avaient pas su l’aimer, elles n’avaient pas su être aimées, elles n’avaient pas su prendre la beauté, la magie, le monde onirique qui s’ouvrait à elles. Elles avaient choisi la vie triste et monotone des fonctionnaires de province. Une vie propre et rangée dans un appartement où l’on rêve de cheminée avec le chat sur les genoux et le chien posé sur le tapis. Une vie où l’homme que l’on n’aime pas vraiment, que l’on ne désire plus depuis longtemps, tire à lui le plaid et réclame son verre de whisky parce que la bière fait trop peuple. Souvent, il avait accepté cet abandon et avait relégué cet échec dans les bas fonds de son histoire. Cela prenait plus ou moins de temps mais à force de s’enfoncer à chaque fois, il avait fini par mettre de plus en plus de temps à sortir la tête de l’eau. Chaque rupture l’enfonçait et laissait des blessures de plus en plus ouvertes mais, à cet instant, il les revoyait toutes et se libérait de ce fardeau inutile. Cette armoire de souvenirs au fond de son palais mental avait fini par s’ouvrir et s’était transformée en ce tsunami dont il recevait maintenant les effets. La pluie qui tombait sur son corps nu n’était que le déluge qu’il avait vu de loin, plus tôt, avant d’entrer dans le palais, avant de comprendre qu’il allait être purgé de tout et libéré de tout le reste.