Voleur d’ombres 19


La chute fut douce. Il ne sentit rien. Il ne vit rien. Il ouvrit les yeux, couché sur le sol froid. Les pavés étaient humides et il sentait l’eau sous lui. Il se sentait seul comme s’il n’était plus que le seul être vivant ici bas. Il était nu. Il était allongé à même le sol. Il sentait sur lui le poids de centaines de milliers d’années de souffrance et ce poids le compressait. Il ne pouvait se relever. Il était en croix et ses yeux se perdaient dans un ciel étoilé comme il n’en avait jamais vu. La nuit était sombre mais claire. Les étoiles scintillaient de tous leurs feux comme si elles exprimaient, dans un dernier souffle, le souvenir de leurs vies passées. Il se perdit bien volontiers dans les constellations dont il ignorait le nom, dans les lumières de la nuit. Il se savait seul et petit. Ecrasé par cette immensité, il voyait enfin la fin du chemin.
Il profitait une dernière fois de ce spectacle fabuleux et il en profitait d’autant plus que c’était à la fois la première fois et la dernière qu’il était confronté à un tel spectacle. Il regarda autour de lui. Des dizaines de bougies brulaient autour de lui, ainsi, il ne sentait pas le froid. Les sensations et sentiments se confondirent en un malstrom. Au-dessus de lui, une nuée soudaine prit forme et tourbillonna au loin. Il la voyait dans une oscillation lointaine, rapide, violente se diriger soudain vers lui.
La pluie se mit à tomber de plus en plus forte et pourtant les bougies continuaient à bruler et à dispenser alentour une chaleur enveloppante. Les gouttes s’écrasaient sur sa peau en un éclat de cristaux humides. Il se sentait nu et sans doute même l’était-il. Il ne se sentait plus comme un corps physique mais uniquement comme un esprit, une âme décharnée. Il fit l’effort de tourner la tête. Il était trempé et l’eau ruisselait sur son visage. Les cheveux collés sur sa joue, les yeux difficiles à ouvrir sous l’eau, il voyait la beauté de la place autour de lui. Il était posé sur le sol pavé, nu, sous la pluie battante, et pour rien au monde il n’aurait voulu être ailleurs. Il se sentait plein, complet, enfin vivant. Toutes ces années, il avait couru après des sensations inconnues ou des sentiments qui peut-être n’existaient pas mais, pourtant, là, en cet instant, il ne s’était jamais senti aussi fort, aussi beau, aussi sûr de ce qu’il vivait, de ce qu’il était.
Autour de lui, la musique avait repris de plus belle, les bougies semblaient même bruler plus fort et la pluie redoublait d’intensité. Soudain, il entendit les cloches d’une église tinter, comme un appel venu des cieux, une porte ouverte vers le monde de l’au-delà. Les chants devenaient angéliques, la musique d’outre-monde et la cloche donnait la clé à l’ouverture des portes du monde interdit. Au-dessus de lui, il voyait toujours la nuée tourner de plus en plus vite et se rapprocher progressivement. Il aurait voulu trouver un sens mais cette situation n’en avait pas et finalement, il se résolut à ne plus en chercher. Il y avait, depuis qu’il était arrivé dans ce désert, rencontré le non-sens. Il s’était battu pour en trouver, pour en donner et finalement, il préféra abandonner. La question de savoir ce qu’il allait devenir, ce qui se passait n’avait plus sens. Il pleuvait à torrents mais derrière le tourbillon de nuages qui s’approchait à grande vitesse, il voyait un grand soleil qui répondait à une lune rouge et pleine qui scintillait en face. Il croyait voir des formes blanches naviguer autour du clocher. Des sortes de moines vêtus de linceuls d’un blanc immaculé qui ne prenaient pas l’eau, qui restaient sec malgré les éléments. La place pavée de l’église était entourée par les arches d’un cloître. Le campanile montait au ciel et donnait, en son sommet, libre court à une cloche qui continuait de ponctuer les chants célestes. Il tombait en cet instant sur lui un monde de spiritualité qui le berçait et il le laissait venir en l’accueillant à bras ouverts, couché, nu, en croix.

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