C’était une journée comme toutes les journées qui s’écoulaient depuis les événements d’avril. Il s’asseyait sur la banquette qu’il avait construite, autour du cadre de fenêtre, et, avec sa tasse de café fumant à la main, il regardait le monde qui défilait en bas de chez lui. Il savait qu’il n’avait rien à espérer, ni à attendre de ce rituel mais, avec l’âge, il avait imprimé en lui, les marques d’une habitude désuète, finalement. Chaque jour, il regardait aux travers des vitres sales de son appartement car il n’avait plus la possibilité de leur rendre une apparence correcte, à la même heure, et il construisait la vie des passants. Il choisissait aux hasards des déambulations, le personnage le plus marquant selon des critères totalement personnels et il bâtissait des royaumes féeriques autour de ces quelques pas.
Il avait craint que les dernières annonces politiques ne viennent entraver son plaisir de début de soirée mais, assez vite, il fut rassuré. Les gens continuaient de vivre dans un monde à couteaux tirés, comme si les injonctions politicardes de ces dernières heures n’avaient été entendues que par une poignée de journaleux qui relayaient, en boucle, sur toutes les ondes, la divine parole. Même derrière sa fenêtre, il sentait de manière quasi palpable la tension qui montait des faubourgs.
L’énervement suintait des pores de toutes les peaux et il suffisait d’une étincelle pour construire un incendie mémorable.
Son jeu désormais était d’épier l’apparition de cet incendie. Il se délectait par avance de constater la chute de ce monde, auquel il ne croyait plus depuis longtemps, dans un immense capharnaüm, digne de l’effondrement de Babel. Trop de langues mélangées, trop de cultures différentes, trop d’envies et de besoins disparates pour que ce fil ténu d’une société, en apparence apaisé, ne résiste encore, ne serait ce que quelques semaines. Depuis son accident du milieu du printemps, il avait appris à regarder les éléments du monde avec une certaine distance. Il ne pouvait plus participer, il ne pouvait rien changer, alors il fallait au moins qu’il sache. Le seul exercice qui restait à sa disposition, était le passage de son fauteuil à cette banquette, sorte de promontoire sur le monde.
Il avait constaté des habitudes, des récurrences, des «éléments » de langage comme se plaisaient encore à dire les gens faussement connectés à des sphères beaucoup trop hautes pour de simples mortels comme lui. Il voyait des gens qui, en fait, se révélaient souvent être les mêmes. Très vite, le jeu tourna à la découverte des passants occasionnels. Il sentait que l’effondrement viendrait de là. Les habitués étaient trop sages, trop propres, trop bien élevés, selon lui, pour qu’ils ne provoquent quoique ce soit. Il fallait que ça vienne de l’extérieur, il fallait que ça vienne comme une violence nouvelle.
Il attendait en regardant nonchalamment les voitures circuler, les flics faire les rondes de contrôles réglementaires, les rares bruits qui subsistaient encore de ces temps troublés, venaient de loin, d’ailleurs, des autres quartiers plus populaires et plus peuplés. Lui, dans son quartier boboisé n’était plus confronté aux vicissitudes du quotidien populaire. Et de toute façon, son état ne lui permettait pas de se confronter à ses congénères, même avant les mesures du nouveau monde.
Chaque jour, à la même heure, la jolie secrétaire sortait son chien ridicule conformément aux règles. Il lui avait déjà inventé de multiples relations et de multiples vies et, à force, il ne la voyait même plus comme une charmante jeune femme mais comme l’héroïne de diverses fictions qu’il n’écrira jamais, malheureusement. Il aimerait avoir la force, le temps, le courage de coucher sur papier toutes ses vies rêvées des anges mais ça n’était pas sa vie finalement.