Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (70) ou dialogue de l’auto fou

 

– Marco, me dit-il en se levant de son siège et en me tendant la main. J’esquissais un geste de retrait. Encore une fois, j’agissais comme les consignes de l’autre monde me le demandaient. Il me regarda d’un air amusé en penchant la tête sur le côté. Son sourire était franc et le bonhomme, bien que bourru, paraissait être l’archétype du bon bougre. Le genre de mec à qui on a envie de faire confiance même si confusément on sent que ça va craindre. Ça sera plus loin dans les marais. Y aura même de quoi manger. Ça fait combien de temps que tu n’as pas fait un vrai repas ?
– Je sors de l’hôpital. Je ne sais pas si on peut dire que ce sont de vrais repas.
– On ne peut pas.
– Dans ce cas, ça doit faire 10 mois que je mange quand je peux.
– T’aurais pas envie de te faire un vrai repas, au coin d’un bon feu, avec de la vraie musique, de la vraie boisson, des vraies filles ?
– J’ai pas un rond. Ça fait des années que j’ai pas un rond.
– Qui a parlé de caillasse ? Si je t’invite, c’est pas pour que tu paies.
– Pourquoi tu m’inviterais ? Tu ne me connais pas.
– T‘as jamais voulu être sympa avec un inconnu ?
– Non.
– T’es un vrai de la ville toi ?
– Un vrai, je ne sais pas mais de la ville, je le crains, ouais.
– Bah, ça te donnera une occasion de voir comment vivent les vrais gens. De toute façon, t’as rien à perdre. Au pire, il ne se passe rien et tu continues ta vie comme depuis 10 mois, au mieux, tu auras mangé, bu et tu te seras réchauffé le cœur. Ça te prouvera que tu en as toujours un. Ça se voit que tu crois qu’il est mort. Le cœur, ça ne meurt jamais. Y a des gens qui naissent sans, c’est tout mais quand tu en as un, il est là pour toujours. Une vraie saloperie. Eternelle.
– Tu bois un coup ?
– Oh bah moi, j’ai toujours plus ou moins soif, hein

Je sortais la bouteille du jour de ma poche. J’avais accepté de laisser derrière moi les consignes ou ordres qu’en réalité, je connaissais à peine et qui ne m’intéressaient pas. Il s’installa à mes côtés en s’asseyant avec un râle long et profond. Il était déjà vieux et marqué par les années. Ses cheveux blancs immaculés lui donnaient un air respectable, presque sage, mais sa tenue faite de cuir et ses tatouages apparents rappelaient qu’il ne s’agissait pas là d’un vieux échappé de l’EPADH voisin mais bien d’un marginal, d’un à part du monde. Il se roula une cigarette avec du tabac bon marché.
– T’en veux une ?
– Je ne suis pas en état de fumer.

Il planta ses yeux dans les miens en continuant de lutter contre le tabac et la feuille. Ses yeux étaient d’un bleu vert quasi transparent. Il me regardait par en dessous comme s’il essayait de lire en moi ce que je ne voulais pas dire.

– T’y as cru hein ?

Je marquais volontairement un silence. Je savais pertinemment de quoi il parlait. J’avais compris depuis longtemps que cela se voyait sur moi, que ma fracture du cœur avait marqué mes yeux et que je diffusais une sorte de maladie d’amour en permanence. Je n’avais pas envie de faire ce plaisir à un inconnu de le laisser croire qu’il m’avait cerné, compris. Il s’alluma sa clope, détourna le regard. Il regardait face à lui, dans le vide. Il prit une longue rasade. J’en pris une à sa suite.

– Joue petit, entraine toi, progresse. Pendant ce temps là, au moins, tu oublies.


Il esquissa un sourire triste qui fendait ses rides profondes. Il devait avoir une soixantaine d’années mais sa peau, à cause du soleil, du sel, du sable, de la rue, en avait au moins vingt de plus. Je commençais à poser les rares enchainements d’accords que je réussissais sans trop de catastrophes. Je faisais le moins de bruits possibles. Je ne voulais pas être pris à défaut. Je voulais l’entendre.

– T’as cru qu’elle s’inquiéterait pour toi. T’as cru qu’elle sentirait ton naufrage cardiaque. Tu croyais vraiment qu’elle allait te ramasser et te remettre sur le chemin, pour une fois. Tu croyais vraiment qu’elle serait là, qu’elle ne te tournerait pas le dos, qu’elle te sortirait de ta vie de bohème et d’errance. Joue petit, joue. Ca n’existe pas ce que tu croyais. Ni elle, ni personne ne sera là quand tu en auras besoin, à part toi. Ne compte jamais sur personne parce que personne ne compte sur toi. Arrête de croire que tu feras un avec qui que ce soit. Les gars comme toi sont faits pour être divisés, pour être deux quoiqu’il arrive. Tu peux croire que tu seras toujours avec elle ou une autre partout dans le monde, tu ne seras nulle part ailleurs qu’avec toi-même. Y aura personne, ni elle, ni qui que se soit d’autre. Tu vas apprendre à compter sur toi parce que les autres, ça n’est pas fiable.


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