Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (69) ou dialogue de l’auto fou

 

Ça faisait des mois, sans doute des années que je n’étais pas entré dans un bar, que je n’avais pas regardé les gens dans les yeux à part quelques médecins ou soignants. Ça faisait des mois que je n’avais pas parlé aussi, mais vraiment parlé, alors cette rencontre improbable autour de cette fontaine était sans doute un signe, un autre, un nouveau. J’avais laissé derrière moi toute inhibition depuis longtemps et je me désespérais à enchainer les accords sur la guitare. Mais, posé le long de cette fontaine au milieu de nulle part ou ailleurs, je m’usais encore les doigts à tenter de faire un truc avec une version de mélodie quelconque. La guitare souffrait beaucoup plus que moi je crois mais elle avait la décence de ne pas se plaindre. Elle serrait les dents en attendant que je m’épuise.

– Tu devrais travailler avec des mecs qui touchent vraiment à ce truc

La voix était rocailleuse et venait de derrière moi. Concentré comme je l’étais sur mes échecs musicaux, je n’avais rien entendu ni vu. De toute façon, je ne m’intéressais plus aux mouvements autour de moi depuis longtemps. J’hésitais à me retourner. Les leçons de morale permanentes depuis des années m’avaient épuisé et avaient détruit ma tolérance. Je n’avais plus envie qu’on m’explique la vie et encore moins quand cela venait de personnes qui la connaissent encore moins que moi.

– Si tu veux, ce soir, je t’emmène voir des pros qui pourraient vraiment t’apprendre des trucs.

Cette fois, je me dis que quand même, je devrais me retourner et regarder un peu la porte du monde extérieur qui s’entrouvrait. Sa peau était burinée, attaquée par le soleil, le sel et le sable. Elle était mate et les rides formaient de profondes crevasses sur ses joues. Ses mains paraissaient énormes, puissantes, dures. Il était assis sur le bord de la fontaine devant un échiquier. Il devait être là depuis un moment et les blancs semblaient en mauvaise posture de ce que je pouvais en voir.

– Tu veux finir la partie avec moi ?
– Je n’aime pas les échecs. Les joueurs d’échecs se prennent beaucoup trop au sérieux et oublient la notion de jeu.
– T’as morflé toi…
– Pourquoi ?
– Ne pas aimer les échecs, c’est forcément qu’on a trop morflé
– Ou alors qu’on recherche la légèreté dont on a été privé trop longtemps.
– Donc c’est bien ce que je dis, t’as morflé.
– Je morfle toujours.
– Tu devrais venir avec moi ce soir, vraiment.
– C’est où ton truc ?
– C’est un bar au milieu de nulle part où on se retrouve pour boire des coups, chanter des chansons et danser.
– Ok, j’ai l’air d’un clodo et même j’en suis un mais je suis quand même au courant que les bars sont fermés.

Son rire était fort, bruyant, communicatif et je ne pus m’empêcher de commencer à rire avec lui puis de plus en plus. Un fou rire nous prit ensemble alors que nous ne nous connaissions pas. Evidemment, je comprenais l’absurdité de la situation. Nous étions deux marginaux et je mettais sur le tapis des consignes d’état alors que cela faisait longtemps que ces délires ne nous ne concernaient plus. Nous ne faisions plus partie de ce monde mais j’avais encore de vieux reflexes de ma vie d’avant qu’il fallait que j’évacue. Bien sûr qu’il y avait des lieux ouverts et bien sûr que la majorité des gens de ce monde n’écoutait pas les injonctions gouvernementales.

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