Il fallait, à un moment, se dire que la vie avait un cours à reprendre. Même auprès de James, toutes les vérités n’étaient pas bonnes à dire. J’avais, peut être, tiré trop fort sur la corde. Toutes les paumées n’ont pas forcément un chat, certaines ont des chiens. En réalité, surtout, ces derniers mois m’avaient montré, m’avaient expliqué que je ne devais plus faire de compromis, que j’avais trop laissé passer d’étouffements de moi. Je n’avais jamais été aussi libre que ces derniers temps et pouvoir enfin exprimer clairement ce qui était une simple réalité ajoutait à cette libération. Je ne supportais plus cette hypocrisie ambiante, ces déjeuners avec des personnes dont on se moque toute l’année, ces soirées avec des gens qu’on n’aime pas, ces journées, entassés dans des pseudo open space, avec des personnes qui, au mieux, nous indiffèrent, au pire, nous pourrissent la vie. Je n’avais plus besoin de jouer au jeu d’appartenir à ce monde, de plaire à tous ces gens qui ne m’aimaient pas. Je n’avais plus qu’à devenir moi comme James me l’avait montré.
Depuis quelques jours, elle était partie. Elle avait rejoint son monde. C’est en tout cas la conclusion que je tirais de son absence. J’avais peut être été trop dur mais c’était le prix à payer. Je devais enfin être sincère pour devenir ce que je devais.
J’avais continué ma route, continué mon chemin, tracé la route. De villages en routes abandonnés, de parkings en bouteilles de whisky, j’avais continué d’arpenter mon nouveau monde. Je voyais enfin de nouveaux visages, de nouveaux sourires. Une vraie vie dont je m’étais privé trop longtemps. J’avais cédé aux sirènes qui me demandaient de ne pas être moi, d’être un autre, d’être selon les désirs et je pouvais désormais vivre autrement. Alors je suis parti loin, le plus loin possible de toutes mes erreurs et surtout loin de la plus grave de toute et plus je m’éloignais et plus je me sentais mieux de ne plus jamais la revoir.
Je marchais, je roulais. Le soleil m’avait noyé, la pluie m’avait rafraichi, la neige m’avait brulé mais je continuais. J’avais allumé des feux sur les plages à compter les vagues et dévorer les étoiles en fermant les yeux pour oublier que je marchais encore. Des jours entiers, dans chaque vague, je croyais voir son reflet. A travers chaque fenêtre, je voyais son corps mais les lumières des ports s’éloignaient de plus en plus jusqu’à ce qu’elles semblent si loin qu’elles n’étaient plus qu’un souvenir dans les neiges éternelles. Mon corps changeait moins vite que mon visage. La barbe poussait plus vite encore que les cheveux et je restais des jours entiers sur les plages, sur le capot de la voiture, sans dire un mot à personne. Plusieurs fois, j’aurais voulu qu’elle soit avec moi et puis, à force qu’elle m’oublie, je changeais encor d’endroits jusqu’à ne plus deviner les traits de son visage. Après tant de route, le point de départ semble tellement vague, tellement loin, tellement ailleurs alors que je ne savais même pas quel serait le point d’arrivée.
Je continuais à longer les mers. Je continuais à suivre le soleil. Je continuais à me nourrir surtout de liquide. Je continuais à prendre mes bains profitant de l’eau encore chaude. Parfois, cette pensée venait. Il faudra trouver une façon de rester propre même quand le froid arrivera. Je profitais encore de la clémence des jours et de la douceur des nuits. Je ne savais que peu de choses de ce qui se jouait dans le monde des intégrés, de ceux qui se pensent importants. J’entendais parfois les mêmes plaintes qu’avant, lorsque j’étais de ce monde et que je me croyais vivant, alors que j’étais mort à l’intérieur. James me manquait. La solitude me pesait.
Danser nu, sur le toit de la voiture, le soir, avec la musique crachée depuis les enceintes mal branchées, me réjouissait. Je pouvais sauter, bouger, de la manière la plus ridicule possible sans souffrir du regard, du jugement.
Tout ce que j’avais toujours fait, jusque là, relevait d’une importance outrancière. Pourtant, j’étais léger mais j’avais été forcé de tout prendre au tragique, de tout considérer comme grave. Je parlais sans réfléchir quand j’étais moi. Je faisais de l’humour. Je n’avais pas à me comporter comme un intellectuel ou comme un cadre dynamique mais il avait fallu que je devienne ça, que je sois ça, pour rester dans les bonnes grâces. Aujourd’hui, je pouvais parler sans regarder autour, je pouvais sortir sans rendre de comptes, je pouvais vivre sans devoir présenter des excuses. J’avais pitié de celui que j’étais et je le haïssais aussi mais il était mort et je n’avais pas envie d’avoir de sentiments négatifs vis à vis d’un mort. J’étais moi et plus un autre. Et je le devais à James.
A force de vent, de sel, de soleil, ma peau s’était burinée et, durant quelques jours, elle tomba même en lambeaux. James disait que je faisais enfin ma mue mais je l’arrachais autant que je le pouvais pour accélérer ce fameux processus. J’avais souvent utilisé des expressions toutes faites mais, à ce moment là, je changeais vraiment de peau et je compris alors que ces expressions n’avaient de sens que lorsqu’on les éprouvait réellement. C’est seulement quand on a ressenti les choses qu’on peut les enseigner. Vivre les choses permettait de les comprendre. Et c’est là que je compris que je devenais moi et que je tuais l’artificiel. J’ai continué ma route, j’ai provoqué des conflits que j’avais cherchés mais je n’avais rien fait à ma façon. J’avais toujours fait comme on m’avait dit de faire et je laissais cette peau brulée derrière moi. J’avais supplié que les gens restent près de moi, par peur de l’abandon, alors que leur départ s’avérait un soulagement. Je ne m’écoutais pas, je me précipitais sur ce qui me semblait valable, sur l’instant, mais qui me détruisait au lieu de m’élever. Au moins, cette dernière histoire fut le point final de ma comédie des erreurs. De ce livre où j’avais consigné toutes mes contradictions, tous mes torts, toutes mes peurs qui étaient gravés en moi, j’avais enfin le dernier chapitre, la dernière scène. Dans tout ce parcours, j’avais mené des combats qui n’étaient même pas les miens et même, j’en avais gagné quelques uns mais je laissais trop de moi dans chaque lutte. Trop souvent, j’avais laissé le dessin de mon corps sur des draps dans lesquels je n’aurais pas dû être. Trop souvent, je m’étais trouvé nu alors que je ne savais même plus ce que j’avais dit pour me trouver là. Et le jour vint où il n’y eut plus de lever de soleil pour guider mon chemin d’erreurs, plus personne pour me sauver. C’était le point qu’il me fallait atteindre pour jeter ce livre et oublier tous ces discours inutiles.
J’aurais dû sombrer, couler sans jamais reprendre mon souffle et elle m’avait repêché. Elle m’avait sauvé et elle était partie comme elle était venue. Sur un malentendu. Je regardais le monde de loin. Pas d’en haut, mais plutôt sur le côté, en marge, en marginal que j’étais devenu et que je devenais. Rien du confort moderne ne me manquait vraiment. Le besoin d’un vrai lit, d’une vraie douche, d’un vrai repas, d’une vraie histoire existait toujours mais il devenait flou, diffus, presque absent désormais. Je vivais au jour le jour et le reste de mes jours devenait vie. J’étais prêt à me construire enfin, ailleurs, loin, autrement, avec d’autres. Enfin.