Je prenais et reprenais de tout. Je pensais qu’on me jugerait, qu’on m’arrêterait, qu’il se passerait quelque chose mais rien… Au contraire même, les mains se posaient toujours sur mon épaule avec force mais tendresse. Les femmes, les mères et grands-mères me regardaient de loin et me souriaient dès que je levais les yeux vers elles. Je me dis qu’elles devaient apprécier que je fasse honneur à leurs plats. Ou alors elles me prenaient, elles aussi, pour un clown, un gueux, un laisser pour compte, ce que j’étais finalement devenu et si, il y a quelques mois, j’aurais mal vécu la chose, aujourd’hui, je souriais aussi comme seule et unique réponse. J’étais seul, perdu, nulle part et pourtant je n’avais jamais été autant moi qu’en ces moments et ça valait sans la moindre hésitation la peine que je supporte qu’on se foute de moi, même si ça n’était pas le cas.
J’avais ingéré et digéré des dizaines d’histoires insignifiantes depuis des mois. J’étais finalement devenu une foule de sentiments et d’expériences diverses et contraire. J’avais pris été pris dans le flot, le ressac de toutes les peines et j’étais devenu une foule de ressentiments. Tous les pas que j’avais faits n’étaient que des erreurs de plus qui m’éloignaient chaque fois davantage de moi et je sentais que j’étais devenu comme toi. Vide, cruel, égoïste mais maintenant je sais que tu n’es que quelqu’un comme moi, la méchanceté en plus, la haine peut être même et j’ai voulu être davantage comme moi plutôt que de devenir toi. Ce n’est pas que j’oublie ce qu’il s’est passé, c’est juste qu’il ne s’est rien passé. J’ai marché dans tes pas, j’ai suivi ton ombre, j’ai voulu être comme toi pour te plaire et je suis devenu ce que je déteste. J’ai cru que tu lisais en moi comme dans un livre ouvert alors que tu ne faisais que guider et décider pour moi ce que j’allais devenir. J’ai cru que tu serais là pour me sortir de l’ornière, pour me sortir de ma propre prison mais ce n’était pas la mienne et tu ne m’aurais pas aidé. Il fallait l’emprise, il fallait le contrôle, il fallait être ce que tu voulais que je sois. Tout cela n’était plus rien désormais. Le temps avait fini par réduire les plaies. L’errance avait créé suffisamment de distances pour ne plus être touché par des images qui s’estompaient à chaque heure morte. Le monde est bien plus grand et la vie bien plus longue que ce que tu m’auras laissé comme blessures et cicatrices. J’ai essayé d’être à la hauteur, j’ai essayé d’être celui qui détenait la vérité, j’ai essayé d’être capable d’être là, j’ai cru t’entendre rire, j’ai cru t’entendre chanter, j’ai cru t’entendre jouir mais ce n’était qu’un rêve, tu étais seulement en train de me détruire. J’ai longtemps cru qu’il s’agirait d’un feu éternel qui brulerait en moi mais tu as éteint la flamme à coups de mépris et d’indifférence.
– Tu comptes aller lui parler ou même ça, il va falloir que je le fasse à ta place ?
Marco s’était approché de moi et, plongé dans mes pensées du passé, mais surtout dans mon assiette et mon verre, je ne l’avais pas vu.
– De quoi tu parles ?
– Pas de quoi, de qui…
Je soupirais, empreint d’une grande lassitude. J’avais toujours détesté les devinettes et, très vite, elles m’exaspéraient. J’aurais voulu que les gens pensent comme moi et aussi lentement que moi mais pas à leur rythme que je ne comprenais jamais.
– De qui tu parles ?
– Tu entends ? Il leva sa main ridée vers le ciel en pointant un doigt, nonchalamment vers des nuages invisibles.
– Le bruit des étoiles ?
– T’as déjà entendu des étoiles toi ? Tu n’entends pas le violon là ?
– Je ne suis pas sourd à ce point.
– Il joue pour toi.
– Le dernier jeu qu’on a joué avec moi, c’était comment se foutre de ma gueule sans que ça fasse trop de taches sur le sol.
– Arrête de pleurer pour celles qui sont parties et qui n’en valaient pas la peine. Je crois que tu as mieux à regarder cette fois.