La tablée était immense comme si tous les villages des marais s’y restauraient. Le feu qui se consumait au milieu de la place semblait vouloir toucher le ciel. Peut être qu’en penchant la tête, en se contorsionnant le feu aurait pu se confondre avec les étoiles qui emplissait le ciel. Les nuits au milieu de nulle part conservaient cette magie de laisser libre cour à l’imagination des cieux.
Je pris le premier siège qui se proposait à moi. Je posais la main sur le dossier et je regardais tous les patriarches en attente d’une autorisation ou d’un refus. Je ne savais pas où j’étais et je ne connaissais pas ces gens. Je n’avais pas encore suffisamment confiance en moi pour me dire que je pourrais retrouver mon chemin seul et même sortir vivant d’ici. Marco me fit signe de la tête, un petit hochement, avec une esquisse de sourire. Je m’installais et gardais le silence. Les cris des enfants, les chants des hommes plus jeunes autour du feu, les danses effrénées des sirènes auraient couvert le moindre de mes mots et ça m’arrangeait. Je n’aurais pas su quoi dire, je ne savais jamais vraiment quoi dire finalement.
Devant moi, trônaient des plats en sauce et des bouteilles de vin de basilic ou de noix ou d’alcools bien plus forts encore. J’avais envie de tout ce que je voyais sur la table. Je n’avais pas eu de vrai repas chaud depuis des mois maintenant et je n’étais même pas sûr de savoir encore me tenir à table. Je n’avais pas bu autre chose que de l’eau, de mauvais whiskies et ce que les stations services appellent café. Toutes les bouteilles me faisaient envie et je me dis que je dormirais encore une fois dans ma voiture mais cette fois, saoul de bons vins et pleins de vraies nourritures. J’attendais une autorisation. Tout autour de la table, toute la dignité et la solennité du clan me toisaient. Chacun son tour, avec légèreté, détachement, ils me regardaient, m’observaient. Je me sentais à la fois à ma place et complètement en décalage. Une sorte de bien être pesant, agréable et insupportable à la fois.
– Alors, tu es qui, toi ?
J’étais incapable de savoir lequel des patriarches avaient pris la parole et je n’avais aucune idée de ce que je pouvais bien répondre à ça. Pendant longtemps, les questions sentences vides m’avaient tétanisé. Raconte moi un truc, fais moi rire, quoi de neuf, tu m’aimes… Je n’avais jamais su quoi répondre à ces attaques personnelles et aujourd’hui, je n’y répondais plus mais je sentais que cette fois, il allait falloir que je me force.
– Bah, en fait, je ne suis personne. J’étais amoureux d’une femme qui ne m’aimait pas et qui m’a quitté
– Elle ne t’aimait pas mais elle était avec toi ?
Cette fois encore je ne savais pas lequel avait pris la parole mais je décidais de répondre à tout et de le faire le plus honnêtement possible.
– Possible qu’elle croyait m’aimer. Sans doute qu’elle était avec moi, faute de mieux et quand elle a trouvé mieux, elle est partie.
– Elle t’a quitté pour un autre ?
– Elle m’a quitté à cause de moi. L’autre est venu après.
– Donc elle n’a pas trouvé mieux.
– Sans doute que la solitude était meilleure que d’être avec moi.
– Et t’as essayé de la récupérer…
– Et je n’aurais pas dû.
– Pas de regrets, gadjo. E cosi. Mange maintenant. Bois. Chante. Après tu nous diras qui tu es vraiment.
D’un côté, la question m’intriguait et de l’autre, j’avais trop faim pour ne pas suivre l’ordre. L’homme avait des cheveux blancs longs, hirsutes, filandreux. On ne remarquait que cela et son chapeau de cuir, avec le liseré multicolore et les lacets qui pendouillaient. Au milieu de la forêt de fils blancs, deux yeux noirs fixaient l’intérieur de l‘âme. Il semblait regarder dans les yeux de l’autre et en même temps, son regard paraissait fuyant, presque vide, lointain.