Pensées et discussions à l’aire de la nationale (68) ou dialogue de l’auto fou

 

Il avait souffert d’une blessure qu’il n’avait pas vu venir. Il se croyait plus fort que ces sentiments qu’ils considéraient, même, comme réservés à une élite infantile. On n’aime que lorsque l’on est enfant. Les adultes n’aiment pas parce qu’ils ne savent plus et il n’avait rencontré que des adultes. Tant de fois, il avait souhaité, rêvé, prié pour qu’elle souffre. Violemment. Puissamment. Complètement. Et maintenant qu’elle le regardait de loin, comme elle ne l’avait jamais regardé auparavant, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine tendresse. Il voyait bien qu’elle était morte à l’intérieur, que les ressorts qui animent l’âme avaient cédé, qu’elle était seule avec elle-même, en elle. Quelque part, il aurait voulu lui dire des mots qui aident. Il aurait voulu lui dire qu’elle n’était pas seulement, pas uniquement, la briseuse de rêves, l’image de l’être froid qu’il lui avait renvoyée pendant des mois et qu’elle n’avait, de toute façon, pas ressenti. Il aurait voulu lui dire qu’elle était tout mais il se tut. Il s’était laissé mourir de cet amour et la mort n’avait pas voulu de lui. Il avait haï, il avait maudit mais il n’avait pas trouvé la paix. Au fond de lui, encore, toujours, brulait cette flamme. Il n’avait pas vécu à moitié, il n’allait pas mourir à moitié.

Du haut de son immeuble, dans la grisaille, il voyait celle qui l’avait détruit, pour la dernière fois mais la violence de cette vision le bouscula comme s’il s’agissait de la première fois. C’était la première fois en dehors de ses images mentales qu’il la revoyait depuis des mois et son corps appelait à la toucher et son âme hurlait de ne plus jamais l’approcher. Le combat intérieur le rongeait. Comment ne pas vouloir détruire ce que tu adores et qui te déteste et t’ignore ? Il avait fait des milliers de voyages immobiles pour la chercher partout et ailleurs. Il la voulait toujours et encore mais, plus fort encore que ce désir d’elle, il priait pour qu’elle disparaisse. Si ce n’était pas avec lui, alors elle n’avait pas le droit d’être heureuse. Elle ne le méritait pas.

Il savait depuis les traversées du désert et des villes de sable qu’il avait en lui ce pouvoir de tourner les pages. Il avait compris que d’imaginer les vies des autres lui offrait le pouvoir de les terminer quand il le désirait. Il l’avait envoyée sur des aires de nationales, dans des villages improbables et inconnus, dans des ports silencieux, dans des rues bruyantes et colorées. Il avait fait ce qu’il avait voulu d’elle, enfin, un instant. Il avait construit l’histoire de la déchéance, l’histoire de la glissade alors qu’elle devait être élue ce soir. Elle ne connaitrait pas l’accomplissement de sa seule construction. Elle avait eu le tort de perdre ses pas vers lui, ce matin, comme un défi, parce qu’elle croyait changer de vie et qu’elle voulait, par bravade, lui prouver qu’elle allait mieux sans lui.

Elle ne savait pas ce que cela voulait dire d’être amoureux d’elle mais elle allait enfin connaitre le gout âpre de ce que signifie de ne plus l’aimer. Il voulait que cela soit bref, facile, sans douleur. Il ne voulait pas que sa souffrance à elle lui provoque une nouvelle douleur. Une dernière fois, il se décida à soutenir son regard. Même s’il était loin, même si la pluie et l’obscurité voilaient la visibilité, même si les larmes qui emplissaient ses yeux l’empêchaient de la voir clairement, il savait que c’était le chemin.

Et même après cela, et même malgré cela, il savait qu’il continuerait malgré tout à la chercher encore et toujours à chacun de ses pas. Sa disparition n’arrêterait pas son cœur de battre. Le sien, à elle, devait s’arrêter pour que lui puisse à nouveau respirer mais son cœur, à lui, ne pourrait jamais cesser de battre pour elle. Il avait construit en lui un palais doré et merveilleux dans lequel elle était le plus beau des joyaux et elle n’avait pas voulu le voir, elle n’avait pas voulu de cela. Ils passeraient éternellement à côté l’un de l’autre désormais et pourtant, il savait qu’il continuerait de la chercher.

Il enregistra la dernière image qu’il voyait d’elle. Il crut voir apparaitre un léger sourire sur son visage. Comme un soulagement. Comme une paix enfin trouvée. Comme si elle savait ce qui allait se passer. Il était déchiré en milliers de lés de tissus difformes et multicolores mais pourtant, il savait qu’il devait le faire. Il prit une inspiration plus profonde, plus large, que les autres. Ses yeux se fermèrent, libérant sur ses joues les dernières larmes qu’il pleurerait pour elle. Machinalement, il leva la tête au ciel comme pour empêcher les larmes de tomber sur le sol. Il roula à l’intérieur de son appartement et hurla en silence sa peine, sa haine, sa tristesse, son malheur comme un dernier exorcisme, comme une dernière purgation. Désormais, cette histoire ne serait plus que son passé et ne pourrait plus être son avenir.

Déjà, il discerna dans le silence de la ville du dimanche matin, la sirène des secours qui arriveraient trop tard. Il se mordit les lèvres jusqu’au sang, hurla, dans un silence assourdissant, la fin de son monde et s’effondra à genoux, recroquevillé sur lui-même, les yeux toujours fermés pour ne pas briser le sort. Les hurlements des sirènes de pompiers se rapprochaient à toute allure.

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