J’ai marché longtemps parce qu’on ne prend pas en stop un individu comme moi. Très longtemps. Trop sans doute pour mon état et mes forces.
On m’avait retrouvé sur une plage à une vingtaine de kilomètres de l’hôpital, sans vie, inerte, sale et empestant le mauvais alcool. Il fallait que je prenne soin de moi, que je redevienne humain parait-il. Je n’en avais pas eu envie parce qu’il me fallait une raison pour exister, pour continuer et je la cherchais toujours.
J’avais des noms de lieux-dits et de directions à prendre. Je n’étais pas vraiment en état de marcher plusieurs heures mais je n’avais pas d’autres alternatives. Il faisait froid mais il faisait beau. Un soleil de glace éclairait les champs et les routes. Le chemin m’apparut comme une passion personnelle. Chaque pas me ramenait à mon essentiel, à mon immortel, à moi. Après des mois d’errance, de chutes, d’accidents, je pouvais devenir ce que je n’aurais jamais dû cesser d’être. Une sorte de procession mystique vers mon apothéose. Je me sentais enveloppé par une bulle protectrice, une sorte de cocon. Il ne pouvait rien m’arriver puisque j’étais déjà mort plusieurs fois. Je me sentais immortel puisque la mort ne m’avait pas eu; je me sentais intouchable puisque personne ne me touchait; je me sentais indésirable puisque je n’arrivais même pas à avoir envie.
Le retour dans mon antre me procura un soulagement profond. Ce n’était pas grand-chose, je n’avais plus grand-chose mais tout ce petit univers était le mien et il n’était plus pollué par d’autres. Tout était resté en place comme si la vie s’était arrêté en attendant mon retour. Elle allait pouvoir reprendre son cours et devenir ce qu’elle devait devenir. J’avais laissé derrière moi les symboles et les marques de mon passé. Sans être un homme neuf, j’étais vierge. Lavé des marques trop présentes, délesté des charges. Prêt à rien en réalité mais obligé d’envisager tout et le reste.
Je reprenais mes apprentissages. Je n’étais pas prêt à reprendre la route encore. Mon corps n’était pas préparé à endurer un nouveau voyage. Je devais m’installer plusieurs jours en cet endroit vide. Face à la mer, là où j’étais mort et là où je devais renaitre. Les jours passaient où j’alternais les exercices physiques pour retrouver un semblant de forme, les heures sur les cordes et le reste à chercher de quoi tenir. Les journées se ressemblaient tristement mais il fallait que je sois debout. A force de me battre contre le vide, je m’étais rempli de blessures.
Je commençais à m’immerger doucement à nouveau dans le monde. Je passais des heures dans les parcs à lire les livres des boites à livres. Seul, sur les bancs, en regardant surtout passer les gens et ne plus reconnaitre le monde que j’avais quitté. J’étais déconnecté, à part mais je me remplissais de moi, de ce que j’aimais, de ce qui résonnait pour moi et malgré les violences quasi quotidiennes, je prenais ce que j’avais à prendre dans le regard des enfants, dans les rires des dames et les discussions des hommes. C’est ainsi que je restais en lien avec la vie en apprenant les morts célèbres et les dernières arnaques politiques. Mais je ne parlais pas, toujours pas. Je n’avais en réalité rien à dire aux autres et je n’avais pas envie d’en dire. Toutes ces visions me confortaient dans le sens d’un décalage entre ce que je vivais en moi et ce que le monde voulait vivre. J’admettais de plus en plus de ne pas faire partie de cette vie et que je n’y reviendrais sans doute pas.