Cette fois, la bouteille, ou plutôt son contenu, ne passait pas.
J’étais saoul, certes, mais pas comme les autres jours, pas comme je le suis quasiment en permanence depuis maintenant dix mois. J’avais l’impression de ne jamais être à jeun, de ne l’avoir jamais été en fait. J’étais devenu alcool, je ne me rasais plus, j’avais maigri à vue d’œil, je ne me ressemblais plus mais, cette fois, je me sentais vraiment mal.
J’avais récupéré, dans une poubelle, une sorte de guitare désaccordée et, tous les jours, je m’efforçais d’en apprendre les rudiments. Chaque jour, sans repères horaires, sur le sable, seul, je grattais, cherchant des harmonies et des sons que j’étais incapable d’obtenir. Quand je ne volais pas de quoi survivre, je cherchais des accords.
Et là, j’étais posé, seul, calme, presque serein. James avait quitté mon monde. Ma bagnole devenait de plus en plus une épave mais elle continuait de rouler. Je changeais d’endroits tous les deux jours et allais toujours à plus de 200 kilomètres du lieu de départ. Il fallait que je disparaisse et que personne ne sache où j’étais, où j’allais, qui j’étais. Un fantôme.
J’avais été obligé de m’allonger sur le sable humide. Il était tôt ce matin et encore plus tôt même, parce que nous étions un dimanche, je crois. Le souffle coupé, les sueurs froides, l’étau autour du crâne qui se sert à en faire craquer les os de la boite crânienne. Ma guitare posée sur le ventre, incapable de bouger, en croix. Une main invisible m’arrachait une partie du cœur, de l’âme. Ce mirage d’un ébranlement dans la force, cette fiction, devenait réalité. Mon monde imaginaire était bouleversé par un tremblement de terre invisible. Les yeux perdus dans le ciel où les étoiles disparaissent à mesure que le soleil se levait, je voyais, je sentais la terre tourner. Sa rotation n’était plus la même. Elle tournait comme un chat jeté du 20ème étage d’un immeuble. Elle tournait en tous sens, sans cohérence, désarticulée, démembrée, imprévisible. J’étais aspiré par cette inertie terrestre inconnue. Une part de ma vie partait, me quittait, je le sentais, je le savais.
Epuisé, affamé, alcoolisé, ermite depuis trop longtemps, en transit vers nulle part, j’avais, d’abord, mis cela sur le compte de tout ce que j’avais fait endurer à mon corps et à mon âme depuis des mois. Mais c’était autre chose. C’était céleste, divin ou diabolique et non physique. C’était la fin de mon innocence, la fin de quelque chose que je ne comprenais pas. J’aurais dû appeler ma mère ou dieu. Sentir et voir que je partais, que je quittais le concret. Je ne réussis qu’à murmurer un prénom qui finalement ne voulait rien dire et n’était même pas le vrai.
Elle s’appelait Elisa et je le savais depuis longtemps, depuis le début même, mais j’avais trouvé que jouer sur l’impossible la rendait encore plus magique. Je ne l’avais jamais appelée Elisa. Et allongé, seul, à moitié nu dans la fraicheur matinale, pour la première fois, je prononçais son nom. Elle ne savait même pas que je le savais mais la disparition de la maire d’une ville moyenne est forcément relayée par les médias. Elle était élue et elle ne le disait pas. Elle était recherchée et elle ne le montrait jamais.
J’avais fini par comprendre qu’elle devait retourner dans sa vie. Trop de choses, trop de monde l’attendaient. Elle avait une vraie place chez les vivants, alors je m’étais caché. Encore une fois, je m’étais effacé parce que je n’étais pas à ma place. Je n’étais qu’un passage dans son monde et un passage qui s’oublie vite. Elle avait changé le cours de ma vie. J’avais murmuré son vrai prénom alors que je n’avais plus dit un mot depuis 12 jours, 18 heures et 34 minutes, depuis que j’avais dit bonne nuit à James et que je ne l’avais plus revue.
Je ne disais pas bonjour aux gens que je croisais. Je ne disais pas merci. Merci de quoi d’ailleurs. Je faisais tout avec les yeux. Depuis toujours, on m’avait dit que j’avais des yeux expressifs, alors ce sont eux qui s’exprimaient pour moi désormais. Les mots me faisaient trop mal au cœur et à l’âme. Et ces yeux, en cet instant, se vidaient de larmes qu’ils avaient retenues depuis trop longtemps. Une purge oculaire.
Elle partait, je le sentais et je partais avec elle alors que je ne savais pas où elle se trouvait et qu’elle ne savait rien de ce que je vivais. Sans raison, la seule force que je trouvais, fut de lever la main droite comme un signe d’au revoir, une salutation. Les larmes sur les joues, la main levée, les yeux perdus dans l’immensité du ciel, le cœur explosant dans la poitrine, couché, inerte, vidé de mes forces, j’attendais. Encore une fois, j’attendais. J’étais incapable de faire quoi que ce soit alors j’attendais.
Je voyais mon âme quitter mon corps et partir dans les cieux rejoindre les étoiles qui mourraient avec l’aurore.