Il pleuvait, il faisait même froid.
Avant de partir, elle voulait voir une dernière fois ce qu’elle laissait derrière elle. Ce jour aurait dû être important, marquant pour elle et il n’était que le début d’une autre vie, d’un autre monde, d’autre chose, ailleurs, autrement, avec d’autres gens dont elle ignorait l’existence en cet instant et qu’elle mettrait sur son chemin, sur son parcours.
Elle savait que certains s’inquiéteraient pour elle et qu’il ne laisserait pas le chat sans soins parce que le chat, c’est important dans l’ancien monde. Avant de partir, elle voulait, une dernière fois, revoir l’endroit où elle s’était sentie le mieux, avec celui qu’elle avait cru aimer et qu’elle avait détruit. Son corps connaissait par cœur le chemin. Il suffisait que ses jambes lancent le mouvement.
Il faisait encore nuit, il pleuvait une sorte de crachin breton particulièrement désagréable, il faisait gris, il faisait froid. Un moment comme ceux qu’on aime détester. Tout était lourd.
Et puis, quelque part, elle voulait se débarrasser, avant de partir, de cette dernière trace de lui. Être définitivement libre, sans attaches, sans contraintes, sans excuses. Elle connaissait le moindre détail de ces rues et c’est aussi pour ça que l’équipe lui avait fait confiance. Les membres croyaient en sa capacité de soulever les montagnes parce qu’elle connaissait les gens, les immeubles, les trottoirs. Elle savait ce qu’ils voulaient et elle savait comment leur parler, comme elle l’avait fait avec lui, en lui faisant croire à l’impossible. Elle avait toujours été politique, même dans ses relations amicales ou affectives. Elle ne voyait que l’intérêt et tout ce chemin était faux, elle s’était trompée et aujourd’hui, tout explosait en elle. Tout ce qu’elle était ne correspondait pas à ce qu’elle voulait être. Elle était la femme affable, au chat, solitaire mais serviable, rieuse et professionnelle en tout, sans surprises, sans aspérités, sans rien pour faire d’elle l’être exceptionnel qu’elle voulait être. Elle avait accepté les contraintes d’une vie de fonctionnaire parce qu’elle offrait l’aisance matérielle ou, au moins, les garanties. Ne pas prendre de risques, en rien, jamais. Être totalement conforme aux attentes et soudain, se réveiller et s’apercevoir qu’on n’a rien vécu, qu’on a échoué, qu’on s’est trompé et qu’on a trompé tout le monde mais qu’il est trop tard pour vivre enfin parce que c’est la fin.
Mécaniquement, elle reprenait un chemin qu’elle croyait avoir oublié. Il lui fallait pourtant éviter les rencontres. Elle ne voulait pas être retenue et les abords du marché, un dimanche matin, pouvait être l’occasion d’un guet-apens amical mais durable. Elle ne voulait plus être retenue. La seule personne qu’elle aurait aimé croiser à nouveau ne voulait plus la voir. Il avait réussi à l’éviter durant toute la campagne. Au début, dans les premiers jours de la rupture, pendant même quelques mois, il avait cherché à maintenir un semblant de relation mais elle l’en avait dissuadé, dégouté et, de lui-même, il était sorti de sa vie puisqu’elle ne lui accordait aucune place. Elle l’avait quitté, elle l’oubliait, il devait accepter. C’était le jeu, la règle du jeu. Elle n’avait pas de place pour les sentiments, elle n’avait de place que pour elle et son chat. Il aurait pu avoir sa chance, peut être, mais elle ne l’aimait pas assez pour ça, peut être même qu’elle ne l’aimait pas, tout simplement, qu’elle ne l’avait jamais aimé. C’était sans doute la vérité mais elle voulait se dire qu’elle n’avait pas été aussi fausse même si tout disait le contraire.
Elle était au carrefour, à l’angle de la rue. Ses pensées l’avaient portée jusqu’ici sans qu’elle en prenne vraiment conscience. Portée par quelque chose qui la dépassait mais qu’elle avait toujours refusé de considérer, cette sorte d’évidence plus forte que la raison, plus forte que les principes, plus forte que les règles et qui faisait que la vie deviendrait ce qu’on choisissait d’en faire à ces moments-là. Accepter que le cœur batte, que l’âme brûle ou nourrir son chat.
Il était déjà trop tard pour faire le bon choix et le chat avait bien grossi.