Pensées et discussions à l’aire de la nationale (61) ou dialogue de l’auto fou

 

 

Il restait toujours, sur lui, une trace d’elle. Il avait passé des orages et des canicules à contempler le monde depuis sa fenêtre, à voir tout ce que les autres ne voulaient plus voir dans les ciels d’encre, à entendre tout ce que les autres ne pouvaient plus entendre dans les fleurs qui jaillissaient de l’asphalte des routes. Il avait été pétrifié, maintenu dans son silence par cette peur de décider, de cette peur qu’il avait d’elle, désormais, de la croiser, de la revoir et pourtant, les journées passaient, les unes après les autres en silence, sans dire un mot.

Seule la course des nuages semblait lui raconter encore une histoire et puis, il s’était construit ces milliers de kilomètres de traversée depuis son fauteuil et il continuait, malgré les vents, malgré les dizaines d’heures de vols imaginaires, de sentir son parfum, sa présence, sa chaleur. Il avait beau éteindre les lumières, fermer les portes et les fenêtres, il sentait encore son regard sur lui.

Et souvent, le matin, à l’heure où, dans son souvenir, dans son habitude, il croyait qu’elle se levait, il se levait aussi pour regarder le soleil donner vie à une nouvelle journée sans elle. Le ressort était brisé. Son départ avait cassé le mécanisme si bien huilé de ce qu’il croyait être une vie simple mais heureuse. Elle, c’était l’événement qui l’avait énormément bouleversé, complètement, entièrement. Et lui, peut être, avait été trop distrait, trop inattentif pour ne pas tomber follement amoureux d’elle.


Le lever de soleil se reflétait sur l’asphalte des rues. L’averse matinale avait créé une sorte de miroir sur les axes et les trottoirs. Les caniveaux évacuaient le trop plein. Il aurait voulu que son trop plein émotionnel soit, lui aussi, évacué dans les égouts et qu’il ne revienne jamais.

Un nouveau pas vers l’impossible, un nouveau pas vers elle, même s’il s’en défendait, même s’il ne voulait pas. Il n’aurait pas de nouvelles, il n’aurait pas un regard, il n’aurait pas un signe.

Il était en deuil alors, ce matin, comme tous les autres matins, même le dimanche, même aussi tôt, il se postait sur son perchoir et observait le monde ne pas vivre.

Petit à petit la lumière allait se faire plus forte et malgré les interdictions, les restrictions, la vie allait reprendre son cours et le marché voisin allait accueillir les acheteurs. Déjà, l’effervescence des camelots et des maraîchers se faisait entendre comme un bruit sourd, une rumeur, un chant de sirènes. Pour profiter du peu de vie que ces jours lui offraient encore, il ouvrit la fenêtre. L’air frais s’engouffra dans la pièce. Il faisait froid. Il était torse nu et pourtant, il ne sentait pas cette contrainte. Il laissa l’air envahir ses poumons et le sentiment de sa présence prit possession de son esprit.

Depuis des semaines, des mois sans doute, tous les jours se succédaient sur les mêmes litanies, les mêmes constructions. Dès que son esprit reprenait une conscience, il revoyait son image, encore, toujours et, dans son absence, elle l’accompagnait, partout et même ailleurs. Toujours les mêmes questions qui parasitaient ses pensées, ses réflexions. Toujours se demander où elle pouvait être, avec qui, la force de ses sentiments, si, enfin, elle aimait vraiment quelqu’un et que ça lui fasse mal, qu’elle ressente physiquement ce qu’est le manque de l’autre et trouver, dans des subterfuges improbables, une façon de survivre sans l’autre. Se torturer à espérer qu’elle pense à lui, qu’elle ressasse sans cesse, qu’elle souffre, qu’elle morfle plus encore que lui et qu’elle se détruise, qu’elle devienne cette petite personne qu’elle devait être.

Il ne lui souhaitait rien de positif. Il en était incapable. Il ne voulait plus d’elle dans sa vie et pourtant, il ne pouvait pas vivre sans elle, sans trace d’elle. Il savait que la revoir le détruirait davantage si cela était encore possible et pourtant, c’est la seule chose qu’il espérait.

Il avait été une personne influente de la communauté comme on se plait à le dire désormais. Il lui avait présenté les personnes qui comptent dans le réseau local. Et ce dimanche, il faudrait voter pour elle. Elle avait réussi à devenir tête de liste. Evidemment, lui, se sentait incapable de glisser un bulletin à son nom dans une urne mais elle représentait les valeurs qu’il voulait défendre. Si elle n’avait pas été elle, il aurait voté pour elle. Il aurait peut-être trouvé la force de sortir alors que, depuis des jours, il ne s’était pas habillé. Mais c’était elle.

A sa manière de ne pas y toucher, d’être tapie dans l’ombre et de sortir au moment opportun, elle avait obtenu le soutien de toute l’opposition. Il savait que partout des affiches, avec son visage, trônaient dans les rues, qu’elle avait fait des réunions, des rencontres, peut-être même des tournées médiatiques. Elle était partout en ville, sans doute, et cela le confortait dans son besoin d’ermitage. Il avait reçu des messages l’invitant, comme il l’avait toujours fait, à s’engager dans ce nouveau combat. Tous ses anciens partenaires cherchaient à le convaincre et puis, les jours passant, ils avaient abandonné l’idée de le convaincre. Les marques d’intérêt à son endroit devenaient rares. Il avait attendu, espéré qu’elle lui demanderait de l’aide. Il savait qu’elle ne le ferait pas mais il avait prié pour ça. Il sentait que tout ce qu’il savait, que tout ce qu’il avait, ne serait plus rien. Il était seul avec tout ça, il resterait seul avec tout ça.


Au milieu de ce matin entre chiens et loups, au loin, les claquements de talons féminins résonnaient.

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