
– Longtemps, j’ai cru que ce que je faisais, était utile. Je croyais que construire des passerelles, offrir et développer les compétences, aiguiser le sens critique, ça avait du sens. Longtemps, j’ai cru, même, que c’était essentiel, vital. Une sorte de salubrité publique. Il fallait que la jeunesse de ce pays soit capable d’évoluer dans le monde, de faire évoluer le monde… Il le fallait.
Alors, chaque matin, je prenais mon bâton de pèlerin et j’allais prêcher la bonne parole, construite par d’autres.
Evidemment, je pensais que j’étais libre de mes actes et que je pouvais diffuser mes convictions, en même temps que mes savoirs. Je pouvais éviter de contaminer les jeunes têtes blondes par la télé et les discours convenus, en proposant autre chose que cette voix de la doxa. Je pouvais me permettre d’être rebelle, dans l’antre même du conformisme. C’est en tout cas ce que je croyais.
Je pouvais être respectée parce qu’il ne serait jamais venu à la tête de la plupart, de se révolter contre l’autorité et les quelques rebelles qui s’y essayaient, étaient vite remis dans le droit chemin, par des sanctions inadaptées. Ils n’étaient majoritairement pas encore prêts, pas déjà, à défier ou même remettre en cause les fondations et j’étais l’autorité et j’étais le représentant des fondations. J’avais même choisi cette voix parce que je la trouvais utile, nécessaire, importante. Fiat lux. Tout n’était qu’illusion.
Peu de choses restaient de nos passages. La très grande majorité oubliait nos noms au bout de quelques mois. Alors, évidemment, le contenu de nos propos disparaissait encore plus vite pour la très grande majorité. Nous n’étions que des passages et nous n’avions rien de passages mémorables. Seulement pour quelques égarés déjà totalement formatés, nous représentions un phare, ou une lampe de poche quand même.
C’est ainsi que je me levais, ce jour là. J’étais décidée à reprendre les choses en main, à faire quelque chose qui, vraiment, voulait encore dire quelque chose. Les possibilités restent faibles, finalement, quand tu ne sais rien faire… à l’exception d’accepter les règles iniques. C’est un préalable mais ça n’est pas suffisant pour changer de vie et c’est même totalement contre productif pour donner du sens.
Il fallait que je trouve du sens pour en donner. Et ce que je faisais n’avait plus de sens depuis trop longtemps, déjà. En réalité, j’ai eu le même défaut que toi face à l’amour. J’y ai cru.
Toi, tu as cru en l’amour, moi j’ai cru que je pouvais changer les choses avec mon travail. Aujourd’hui, on voit le résultat.
Alors avec le temps, j’étais devenue la caricature de moi même. Prompte à écouter les chanteurs pour bobos qui mélangent poésie et riffs de guitare pathétiques en m’exclamant, du haut de mon savoir de sachant, que c’est merveilleux, que c’est génial. Alors que c’est inaudible.
Lire les textes conseillés par une pseudo élite, qui s’éclate à décrire le monde des pauvres, des battus, des souffrants parce que c’est toujours mignon de s’apitoyer sur les petits. Ma vie, c’était ça.
France culture et ses dogmes du bon goût, des chanteurs français à cheveux longs, dont personne ne comprend les textes, des écrivains de Saint Germain des près qui dissertent sur le sexe des anges et la difficulté de vivre en cité et surtout, mon chat sur les genoux ou à mes côtés, à ronronner et digérer sa pitance équivalente à un mois de salaire d’un enfant congolais comme tu aimes à le signaler.
Les soirées faussement mondaines, les émissions « must see », les conférences essentielles et le tout, dans la norme, dans le bon, dans ce qu’il faut aimer, ce qu’il faut voir, ce qu’il faut écouter. Etre, celle qu’il faut être. Préférer le superflu à l’essentiel.
La petite fonctionnaire, bien dans le moule, bien dans le cadre, qui discute de manière accorte avec ses collègues, de ce qu’il faut savoir. J’étais devenue le stéréotype de ce que tout le monde déteste, même les gens qui sont ça. Le conformisme absolu, avec de grands et beaux discours sur tout, et une vie réglée comme sur du papier à musique. J’écoutais ce qu’il fallait écouter, je voyais ce qu’il fallait voir, j’achetais ce qu’il fallait acheter, les vacances décidées des mois à l’avance et l’essentiel des sentiments pour mon chat.
Il ne faut surtout pas donner d’amour dans cette configuration. Faire croire qu’on aime pour obtenir ce que l’on souhaite, selon les jours mais surtout, ne pas s’impliquer, au risque de perdre le lien avec l’élite.
J’étais ce type de prof. Appréciée des élèves parce que pleine de bons sentiments, de bienveillance et d’empathie. Tous ces mots valise utilisés, en toute circonstance, et qui permettent de noyer la pensée dans du vide.
– Ouais en fait, t’étais une connasse quoi
– J’étais la prof par excellence, en hurlant partout et à qui voulait bien l’entendre, que j’étais différente et que je n’étais pas comme les autres. Et, évidemment, quand un vrai marginal apparaissait, un vrai mec à part, il me le fallait pour que je puisse le détruire et le remettre dans la norme. J’étais la normative. Je faisais croire que j’étais différente, alors que j’étais le summum du conformisme, en jouant celle qui était différente.
– Limite salope en fait… Tu fais croire que tu as des sentiments pour obtenir ce dont tu as besoin et dès que tu as ce que tu voulais, tu dégages… Je vois bien l’idée.
– C’est comme ça que ça fonctionne.
– C’est comme ça que ça fonctionne dans le monde des méprisés. Vous voulez être aimés alors que vous faites tout ce qu’il faut pour être méprisé. C’est votre seule réussite. Les gens vous méprisent parce que votre supériorité ne repose que sur du sable, du vent. Vous voulez qu’on vous aime, vous êtes détestables. Vous jouez à être une élite, vous jouez aux sentiments, vous jouez mais comme dans tous les jeux, il y a des règles. Vous ne savez rien du monde, rien de la vie, si ce n’est ce que d’autres ont construit, comme imaginaire, pour vous et vous voulez enseigner cette non connaissance au reste du monde. C’est d’une prétention, en fait, hallucinante. Vous n’êtes sortis de votre bulle de parisianisme, même en province, uniquement pour traverser la rue et prendre des photos des pauvres, mais vous voulez donner des leçons. Le pire, ce sont ceux qui viennent du monde des pauvres et qui se retrouvent, souvent par hasard, dans ce monde élitiste, élitaire. Le fait d’avoir vécu en cité ou d’avoir bosser, quelques mois, dans le vrai monde, serait un passeport infaillible pour expliquer ce que c’est, que d’être un vrai humain. Alors qu’on s’en fout. Un vrai humain, c’est par ce qu’il a dans le cœur qu’on le juge et pas parce qu’il a fait caissière en supermarché, pendant les vacances d’été, en prenant le RER, tous les jours. Je suis sûr qu’il y a même des profs qui sont humains mais, dans ce cas, ils ne restent pas ou ils finissent en burn out, ou pire. Tu peux pas être humain et prof, selon moi, parce que si tu es humain, tu as des sentiments et si tu as des sentiments, tu ne peux pas rester dans cet univers là. On a l’impression que vous détestez tout le monde mais vous voudriez que tout le monde vous aime.
Etre aimé, ça nécessite d’aimer en retour, sinon ça s’appelle de la manipulation ou de l’égoïsme. Le résultat, c’est que vous finissez seuls, avec vos chats et vos musiques expérimentales dégueulasses. C’est un choix. Le problème, c’est que c’est votre choix et que vous nous le faites payer. Ce sont toujours les gens simples et honnêtes qui paient pour les crapules.
– Tu caricatures et généralises vachement là…
– Ouais… Moi aussi, je peux être aussi con qu’un bobo qui écoute des chevelus hipster, en lisant le dernier économiste sociologue philosophe à la mode, en caressant la tète de mon chat. C’est tellement facile que, même moi, je peux le faire, tu vois.
– T’es au moins aussi connard que je l’étais.
– Je le suis beaucoup plus et j’en suis fier. La vraie différence, c’est que moi, c’est naturel. Je n’ai pas besoin de me forcer pour être ridicule.