Pensées et discussions à l’aire de la nationale (55) ou dialogue de l’auto fou

Les arbres défilaient à toute allure de part et d’autre de la voiture lancée à la poursuite du rien. Elle roulait vite et sans raison. Juste l’ivresse que procure la vitesse, juste l’impunité que notre statut de perdus pour la société nous accordait désormais. Elle s’était mise en tête de prendre des photos de ce que nous traversions. Mon portable surchauffait à force de prises de vue mais puisque c’était le prix pour la voir sourire alors, il en valait la peine. Elle voulait prendre des photos de tout ce qu’elle voyait pour immortaliser cette descente aux enfers. Je ne savais pas de quoi le futur serait fait et, sans doute qu’elle l’ignorait encore plus que moi. Elle cherchait quelque part l’échelle qui l’emmènerait droit aux étoiles. Elle voulait toucher du doigt un monde inconnu mais ne rien perdre de celui qui nous détruisait à petit feu. Je noircissais des pages d’un récit que personne ne lirait jamais, elle capturait les images de lieux dont nous avions oubliés les noms avant même de les quitter. Nous avions cette impression de faire des choses que personne n’avait jamais faites avant nous. C’était notre façon de se dire que nous étions encore vivants, encore forts, toujours debout. En réalité, nous étions, chacun à notre façon, des puzzles. Un amas de pièces éparses, jetées au gré de vents contraires. Un amas finalement inutile puisqu’il y manquait une pièce. Pas nécessairement une pièce essentielle, juste une pièce qui permettrait de finir le puzzle, de construire l’image et c’est en cela qu’elle devenait essentielle. Même cette pièce, en haut à droite, qui n’est qu’un millième d’un ciel immaculé faisait que l’œuvre demeurait inachevée, éternellement.

Depuis un moment, j’avais l’impression de vivre dans un monde où, tout le monde parlait sans cesse autour de moi, des langues que je ne comprenais pas, des mots que je ne connaissais pas, des sourires qui n’étaient pas de mon monde, des regards qui ne m’étaient plus adressés. L’impression d’aller dans des endroits que je connaissais déjà, mais que je ne reconnaissais pas. Des visages, des humeurs que je savais mais qui me semblaient totalement étrangers. Un monde nouveau, superposé à mes habitudes. Je ne savais pas où nous allions mais j’avais l’impression d’y être déjà allé tant de fois, de parler à tant de gens qui ne m’écoutaient déjà pas auparavant. Tout changeait mais restait similaire. Tout se confondait dans un univers inconnu mais qui n’avait plus de sens. 

Les villes se succédaient. Les aires de nationale remplaçaient les aires de nationale. Tant de gens croisés et que je ne reverrais jamais et qui pourtant, marquaient mon parcours. Et James qui restait là, malgré tout, malgré moi. Elle était l’incarnation même de l’impossibilité. La femme qui ne partait pas, qui ne quittait pas, qui ne lâchait pas. Celle qui restait parce que les mots avaient un sens, parce que les regards avaient une histoire, parce que le cœur, ça comptait, au delà de ce que l’on voulait croire. Alors, elle prenait des photos de tout, de moi, du monde, du reste. Des marques, des empreintes du monde qui s’effondre. J’avais beau me sentir perdu, incomplet, cassé, il restait quand même des choses qui tenaient debout. Elle prenait les photos de ce qu’elle voyait et de ce que je voulais voir et reprenait la route, encore plus vite, encore plus fort. Et je voulais toujours parler et je continuais de raconter des histoires d’errance dans le désert parce que nous n’avions plus le temps, je n’avais plus de compromis à faire, je pouvais enfin vivre. J’avais fait tant d’erreurs à vouloir entrer dans les cases construites par d’autres qu’enfin, je pouvais me laisser aller à vivre. 

Les étoiles brillaient au dessus de nous, sans cesse. Nous roulions de nuit, dormions le jour dans les enclaves perdues que la route nous offrait, des chemins de traverse, des impasses, des allégories. Les routes n’étaient que les raccourcis de nos existences. Des routes cassées, dénudées, des crevasses profondes, sèches, des lignes mal dessinées, des courbes sinueuses, du bitume collant en raison de la chaleur et brûlant par le soleil de minuit. Des chaussées rendues glissantes par la pluie. Et la lune nous donnait le chemin à suivre vers ce nulle part. Personne ne nous attendait plus. Personne ne nous voulait plus. Et pourtant, je voulais que James me dise tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle voulait, tout ce qui se trouvait de l’autre côté de la lune et, en silence, elle me répondait. 

Les kilomètres s’empilaient sur le compteur. Il fallait bouger loin, tous les deux jours, pour ne pas trop se faire repérer. Il ne fallait pas d’habitude. Notre seule contrainte résidait en un point d’eau, au moins, pour boire. Le vol permettait d’améliorer l’ordinaire mais nous n’étions pas des spécialistes et cela nous obligeait à nous éclipser rapidement. Je réussissais à trouver l’alcool qui me permettait de survivre. Je n’aimais pas l’alcool mais il y a tellement de choses que je n’aimais pas que j’avais supporté jusqu’ici, que je n’étais plus à une contradiction près. J’avais voulu suivre la mer aussi longtemps que possible. Longer les côtes. Eviter de rentrer dans les terres, afin de conserver la musique des vagues et la fraîcheur des vents marins. Je courrais après le soleil pour oublier les régions pluvieuses qui n’étaient plus que des lieux maudits. Finalement, cette vie me convenait plus ou moins. Je n’attendais plus grand chose de moi et encore moins des autres. Je n’avais rien de particulier à offrir et je n’avais plus envie de recevoir. L’impression que recevoir coûtait trop cher et demandait trop. Je ne devais plus rien à personne puisque je n’avais plus rien. Ni à gagner, ni à perdre. Peut être qu’il m’aurait fallu mourir finalement, mais personne ne l’aurait su, même pas moi. Alors, je restais. Il y avait quelque part, quelque chose qui m’appelait et tant que James restait sur mes pas, je me devais de la tenir. Elle allait sans doute beaucoup plus mal que moi mais le jeu était de lui faire croire qu’elle allait bien, pour ne pas qu’elle sombrât. Elle allait bien plus mal que moi, tout le monde allait plus mal que moi. J’étais libre, débarrassé de toutes les contraintes, j’étais en stand by d’une vie rêvée mais si elle ne venait pas, je ne perdrais rien. J’avais trop longtemps envisagé une vie qui n’était pas la mienne pour me sentir floué de ne pas rendre de comptes, de ne pas avoir de devoirs, de ne pas me sentir obligé. Je ne manquais à personne et personne ne pensait à moi et ça devenait une liberté. Le piège de l’autre devenait une arme que je connaissais et que je m’efforçais d’éviter. L’autre devenait mon ennemi puisqu’il ne faisait que me détruire et les stationnements courts me permettaient de ne pas tomber dans le piège à nouveau. Pas le temps de faire des rencontres, pas le temps de nouer des liens, pas le temps de s’attendrir. Manquer de temps, c’était la clé. 

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