La pluie tombait sur son visage. Elle avait levé les yeux vers cette immensité grise et laissait l’eau ruisseler le long de son visage et de son corps. Ses cheveux tombait en vagues poivre et sel sur ses épaules. Elle pensait que finalement, en réalité, il n’y avait pas de problème à être elle. Jouer le rôle de petite fille modèle, d’employée modèle, de citoyenne modèle, d’amante modèle, d’exemple de femme combative, volontaire, cultivée, intelligente l’avait épuisé. Elle se souvint de ses collègues. De toutes ces femmes aux passions tristes et sans but, sans projet autre que d’atteindre les prochaines vacances. Elle se souvenait de toutes ces heures perdues à corriger des copies sans intérêt, à concevoir des cours dont tout le monde se fout, à choyer et préserver les susceptibilités et à croire aux discours de réussite d’une hiérarchie incompétente. Elle se souvenait de ses livres qu’elle avait lus parce qu’il fallait, de ces disques qu’elle avait écoutés parce qu’elle devait, de tout ce qu’elle avait fait pour être la représentante ultime du monde des morts, des décalés, des déconnectés.
Elle avait atteint des sommets dans sa quête. Reconnue par ses pairs, aimée de sa hiérarchie, appréciée par les élèves. Pourtant, elle n’était que ce que tout le monde attendait d’elle. Sans surprise, sans aspérité, prévisible… Triste dans sa routine. Elle avait voulu imposer sa routine, son monde, à toutes les personnes qui l’entouraient, surtout aux hommes. Il fallait qu’ils marchent à son pas, qu’ils soient ce qu’elle avait décidé qu’ils seraient. Et puis, quand elle en avait assez, quand enfin ils étaient les toutous qu’elle avait voulus, elle les jetait comme la caricature des femmes modernes. Elle se souvenait de tous ces sourires forcés, de tous ces compromis, de tous ces déjeuners avec des personnes qu’elle n’aimait pas, de toutes ces concessions quotidiennes pour être le modèle, l’exemple et pour rester dans le cadre. Surtout, surtout, ne jamais sortir du cadre, pas de vagues.
Après tout ce que ces dernières semaines lui avait montré, elle en tirait la conclusion que c’était même bien d’être soi. Elle s’était découverte dans le dénuement, dans le simple fait de regarder le monde comme il ne va pas.
Aujourd’hui, elle pouvait rester sous la pluie et apprécier la fin de son passage. Elle se sentit fatiguée, lasse mais en paix. Une sorte de rédemption dans ce chemin, de purgation. Elle avait fabriqué tout au long de sa vie des cicatrices, des blessures, des traumatismes et pour boucler la boucle, pour finir en apothéose, elle avait redonné vie à un perdu, un détruit, un brisé. Elle avait fait sa bonne action, celle que, inconsciemment, elle attendait depuis toujours. Elle avait sauvé une vie, elle avait donné du sens à une de ses actions. C’était en tout cas la première fois qu’elle se sentait vraiment utile. Que ce sentiment résonnait en elle. Quelque part, elle pouvait maintenant partir soulagée.
Elle l’avait quitté, laissé sur une aire encore ivre de sa bouteille de la veille. Elle savait qu’il n’était pas sauvé, loin de là, mais elle avait fini sa mission. Elle lui avait montré que le passé n’était rien ou que même s’il valait quelque chose, il ne valait pas la peine qu’on s’attarde dessus. Il n’y avait pas de problèmes à être soi. Le vrai problème était d’être celui ou celle que l’autre voudrait. Il était devenu ça, elle avait fait ça toute cette vie et cette fois, elle avait refusé. Elle avait voulu le préserver, le laisser être lui et ce faisant, elle était devenue elle.
Elle se tenait droite, à côté de sa voiture qu’elle avait retrouvée. Elle avait fait en sorte qu’ils retournent sur cette petite aire au milieu de nulle part. Il n’y avait pas prêté attention, comme toujours. Elle avait prévu, organisé la chose, comme toujours. Elle avait profité de son sommeil, de son indifférence pour prendre la route et voir ailleurs si elle pourrait servir. Ce sentiment nouveau la transcendait. L’idée d’être utile changeait la perception du monde. Elle pouvait se tenir debout, à côté de sa voiture, sous la pluie diluvienne et ne plus se soucier de sa coupe de cheveux ni de son apparence. Elle pouvait être elle enfin et cela n’avait plus de prix.