J’ai fait avec les moyens du bord de la falaise – LA TOTALE

 

– « Tu as conscience, quand même, qu’elle ne reviendra jamais? ». C’était sorti comme ça, sans que je ne m’y attende et sans que je ne demande rien. Juste pour briser un silence qui ne lui convenait pas mais dont, moi, j’avais eu besoin.

– De quoi tu parles? », parce que même si j’avais parfaitement compris où elle voulait en venir, je n’avais pas l’intention de lui faire le plaisir de croire qu’elle m’avait percé à jour et qu’elle tenait là, une faille dans mon armure en fer forgé, patinée par des années de coups violents sur le poitrail.

– « Je sais bien que comme ça, de loin, tout le monde me considère comme une imbécile. Je pense que ça vient de mon statut de femme, de flic, de jeune, de blonde…

– T’es pas blonde ». Ses yeux se figèrent dans les miens et restèrent plantés avec un air de dire que j’étais épuisant à ne pas comprendre les évidences. Et moi aussi, je m’épuisais quand je sortais ce type de phrases, vides, creuses, totalement à côté de la plaque mais, de fait, elle n’était pas blonde quand même.

– « Tu sais, c’est pas intelligent de faire semblant d’être con ».

Il valait mieux que je ferme ma gueule. Je jetai un coup d’œil à travers la baie vitrée du bistrot dans lequel nous étions installés, depuis une heure, à rassembler les divers éléments de cette histoire, qui n’en était même plus une, tant elle nous dépassait désormais. Les six tasses de café posées devant nous, ne fumaient plus depuis longtemps. Je regardai les longues traînées de pluie couler le long des carreaux et les gens, dans la rue, courant pour se protéger. Et encore une fois, comme souvent lorsque je suis confronté à ce type d’images, je me demande pourquoi les gens courent, se protègent quand il pleut. Ils essaient d’éviter quoi? La pluie? En se précipitant pour prendre une douche? Et en me disant cela, je coupe ma pensée en me répondant, sur un ton accusateur, que j’étais bien un connard d’avoir ce type de pensées puisque j’étais le premier à courir dès qu’il pleuvait et que, même, le plus souvent, je me précipitais chez moi pour prendre une douche. Je nettoyais l’eau de pluie qui tombait sur moi en m’aspergeant d’eau. Le paradoxe. Alors, j’essayais de me rassurer, en me disant que l’eau du robinet était pure, traitée et filtrée, alors que l’eau de pluie, elle, descendait directement des nuages de pollution. Je n’arrivais même pas à me convaincre moi même. Je n’en avais pas envie en réalité. J’aimais aussi me dire que, parfois, j’étais aussi con que les autres, et même quelques fois, encore davantage, ça me donnait toujours l’impression de faire encore partie de cet univers et que j’avais encore la possibilité de faire des progrès. Les imperméables étaient de sortie, tout comme les parapluies. Les rues et les caniveaux dégorgeaient l’eau noirâtre des trottoirs parisiens.

Nous n’avions pas véritablement avancé mais nous avions tout mis à plat. C’était déjà ça et c’était toujours autant le bordel. Mes yeux s’arrêtèrent sur une jeune femme, emmitouflée dans un imper gris des plus classiques et protégée par un parapluie rouge. Je ne pouvais voir son visage mais je m’imaginais que c’était elle. Sans doute parce qu’Aline venait de m’en parler. En réalité, je ne pensais jamais, vraiment à elle mais elle était toujours présente, m’accompagnant à chaque pas et dans chaque pensée, comme une présence permanente mais oubliée. Une sorte de seconde peau. Je sentais le regard d’Aline sur moi, et cette attente insistante que j’interprétai comme la volonté que je lui raconte Géraldine. Mais, jamais, je ne lui raconterai, ni à elle, ni à qui que ce soit d’autre. En tout cas, pas maintenant, pas déjà. Elle dût sentir que ce serait à elle de briser le silence et qu’il était hors de question que je  prononce le moindre mot. Je savais que j’avais raison dans mon mutisme et je n’envisageais pas d’en sortir.

– « Je vais te raconter un truc que j’ai jamais dit à personne ».

À chaque fois que j’entendais ce type d’introduction, j’étais pris d’une ambivalence des sentiments. A la fois, flatté qu’on se décide à me faire confiance alors que je ne me faisais pas, personnellement, confiance à moi-même ; gêné de cette confiance, gonflé qu’on vienne perturber ma quiétude et dégoûté d’être obligé d’écouter. Gonflé parce que je ne demande rien à personne, alors venir me raconter sa vie, en fait, ça me perturbe. Je ne raconte ma vie à personne et je ne comprends pas ce besoin de s’épancher auprès de quelqu’un et encore plus quand ce quelqu’un, c’est moi. Et oui, ça me dégoûte d’être obligé d’écouter parce que, soyons clairs, je m’en fous… La vie des gens ne peut pas m’intéresser puisque la mienne ne m’intéresse déjà pas. Dès que j’entends ce type de propositions, je sais que les conventions sociales vont m’obliger à entrer dans un instant de souffrance. Et bizarrement, un peu comme tout le monde finalement, je n’aime pas particulièrement souffrir. Je sais, c’est lâche de ma part.

Je devais donc décrocher mon regard de cette Géraldine inconnue, de cette pluie parisienne pour plonger mes yeux dans ceux d’Aline et attendre le récit de son histoire, en montrant que j’étais passionné par son propos, alors qu’intérieurement, je vivrais d’autres choses, dans d’autres endroits, à d’autres moments. Forcément, écouter ne faisait que rarement partie des alternatives que je m’autorisais, avoir un air inspiré et absorbé faisait seulement partie de la panoplie du comédien de vie que j’avais endossée, voilà 15 ans, au croisement de deux rues tristes, d’une ville terne de banlieue nord. Faire croire à l’autre que, momentanément, il est la priorité de mon existence. Je m’efforçais, en pareilles circonstances, d’imaginer des îles perdues au bout du monde, ou des femmes follement éprises de moi ou, le plus souvent, de manière prosaïque, à ce que j’allais manger le soir, ou à passer acheter une bouteille, pour ne pas finir trop seul la soirée. Je tournai la tête vers Aline. Je sentis, peut-être à tort, qu’elle voulait parler et que je n’étais qu’un prétexte à son déballage privé. Quelque chose lui pesait sur le cœur et elle espérait me refiler le bébé ou, au moins, se décharger quelque peu de cette douleur. La douceur de ses traits m’incita à accueillir cette demande. Je savais que c’était une connerie, mais je n’étais plus à ça près. Elle se sentit suffisamment en confiance pour s’autoriser à reprendre la parole qu’elle n’avait, en réalité, jamais lâchée.

– « En fait la première fois que tu tombes amoureuse, c’est un truc à part. Mais vraiment amoureuse hein, pas le truc scolaire ou universitaire qui dure seulement dans les contrées de bouseux ».

Elle savait que je passais la majeure partie de ma vie dans une région sous développée selon les critères parisiens et dut ressentir une désapprobation dans mon regard. Alors que, honnêtement, elle avait raison.

– « Oh ça va, ne me regarde pas comme ça, se marier à 23 balais, avec le premier connard qui te bouffe correctement la chatte, c’est juste être un bouseux. Et pis, on s’en fout. »

J’avais déjà remarqué cette particularité chez Aline. Dès que la situation la mettait mal à l’aise ou que son rythme cardiaque s’accélérait, elle passait en mode vulgaire. En tout cas, elle se lâchait davantage que dans la moiteur de son bureau, au milieu de ses collègues. Cela m’avait surpris, dans un premier temps, et puis, finalement, ça n’était resté qu’un aspect de plus que je n’aimais pas chez elle. J’avais toujours eu un problème avec la vulgarité chez la femme, sans doute des restes de misogynie qui devaient rendre dingues les féministes, mais comme je ne fréquentais pas ce type de femmes, ça ne m’empêchait pas de vivre et de toute façon, je ne fréquentais plus personne.

– « A l’époque j’étais étudiante et je traînais avec un groupe de bobos parisiens. On se faisait les expos, les films underground, les pièces de théâtre dans des théâtres aléatoires et éphémères ou les concerts dans les bars branchouilles des quartiers populaires, enfin soi disant populaires parce que, à Paris, le populaire, c’est mort, hein?

– Ouais », je n’avais rien à répondre. Evidemment que Paris n’était plus une ville populaire et me raconter sa vie d’étudiante qui ressemblait à toutes les vies d’étudiantes sur Paname quand papa et maman peuvent cracher au bassinet, je connaissais, donc je me contentais d’un oui à peine audible parce que je m’ennuyais déjà, en fait. Je sentais venir le défilé des soirées étudiantes avec leur cohorte de beuveries sans intérêt et les amis pour la vie qu’on oublie deux ans après. La vie estudiantine, intérêt limité.

– « Un soir, ma petite bande était invitée à un vernissage d’un obscur artiste étranger. Dans la bande, il y avait des étudiants des beaux arts, ça aide pour toucher parfois des entrées. Les vernissages, c’était sympa parce que, pour une nana, en se démerdant bien, on arrivait toujours à bouffer gratos et à boire un coup. En plus, c’était rarement de la sous marque. »

Pendant que je la sentais partir dans son récit, les images me revenaient en tête. Oh ! pas les images que son récit auraient pu faire naître en moi, mais plutôt des images bien réelles qui jaillissaient à nouveau des tréfonds de ma mémoire et qui m’envoyaient le visage de Géraldine, dans son photomaton, en pleine gueule.

– « Donc, tu vois, on se retrouve à ce vernissage, et on a là, toute la faune des bobos parisiens et des m’as-tu vu, divers et variés. »

Elle était jolie, Géraldine, plutôt brune avec des taches de rousseur qui accentuaient ce charme, elle souriait. Même si la photo était hors d’âge et les vêtements marquants le flou vestimentaire des années 90, elle était jolie. Je n’avais pas de souvenirs d’elle, et pour cause, mais ce photomaton jauni et suranné restait, depuis 25 ans, dans ma mémoire et ne sortait pas de ma tête.

– « Alors, au milieu des canapés, des bouteilles, des rires et des discussions futiles, mais à haute voix, histoire que tout le monde en profite, ce mec apparut. Il était grand, brun avec ces cheveux bouclés qui tombent sur les épaules comme sur les tableaux de la renaissance italienne et du Quattrocento. Tu sais, le Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci ? Bah voilà, c’était lui qui apparaissait au bout de la pièce. »

Quand tu es à l’école, on ne te prépare pas à ça. Enfin si, mais la réalité est toujours plus violente, plus crue, moins facile. On se dit : «  oh ! Sous le feu de l’action, je vais gérer, tranquillement, pénard même, facile » et puis, lorsque ça arrive, tu comprends que tu n’es qu’un homme et rien de plus, et que, quoi que tu fasses, tu resteras un homme avec ses faiblesses et ses incompréhensions. C’est devant le mur que l’on voit le mieux le mur, c’est devant un corps qu’on sait qu’on n’est pas prêt.

– « Evidemment, moi, jusque là, je n’avais eu que des histoires finalement insignifiantes et, en fait, déjà oubliées. Pourtant, tu sais, c’est un truc que tu sens quelque part. Tu croises l’autre et, intérieurement, tu sais que, celui là, ce ne sera pas comme les autres. Ce ne sera pas négligeable. Tu sais que tu seras marquée à jamais. » Elle s’arrêta un instant dans son récit, sans doute pour revisualiser ces instants heureux, d’un temps jadis. Dans ses yeux, il y avait cette nostalgie qui traînait, ce paradis perdu après lequel tu cours, avec cette impression que cette course sera éternelle. L’impression d’être dans un flou, d’être dans un brouillard. Je la voyais bouger, ses lèvres bouger, j’entendais même des sons sortir de ce mouvement. J’essayais de me concentrer pour l’écouter, j’essayais.

– « Forcément, j’étais intimidée. Y’avait une tension sexuelle trop forte entre nous et l’idée d’être surpris dans ces chiottes ne faisait qu’accentuer ma timidité, la peur mais surtout l’excitation. »

Je n’arrivais plus à ôter de mon esprit le visage de Géraldine. Ces histoires de métro et de fin de vie auxquelles je n’avais rien compris me hantaient. Plus encore que sa beauté finalement commune, banale, c’est mon échec qui me revenait en mémoire. Pour être reconnu comme quelqu’un de valable, il fallait connaitre l’échec. Je le savais et on nous l’avait rabâché à maintes reprises à l’école. De là à ce que cet échec ne soit le début de ma carrière, il y avait une marge que j’avais allègrement franchie, avec succès et haut la main.

– « A partir de là, je savais qu’il avait mon numéro, il savait que j’avais le sien et que c’était le début du: qui va avoir la faiblesse de contacter l’autre en premier, en priant pour que ce soit l’autre qui se dévoue.

– Hein?

– Bah oui… Après ça, j’attendais qu’il m’appelle. Et lui, il attendait que je l’appelle. Des questions de fierté, d’amour propre. Des trucs dont tu es apparemment totalement dépourvu. »

J’avais reçu la critique, la vanne, la cruauté gratuite, ce qui n’existe pas. Il n’y a jamais rien de gratuit et encore moins une méchanceté mais j’avais décidé de ne pas relever et de laisser filer. Je gardai le silence. Il pesa de tout son poids et elle comprit que je ne voulais pas entrer dans ce jeu de la fausse indignité. A la limite, j’étais dépourvu d’amour propre. Ça ne me posait pas vraiment de problèmes en définitive et je ne vois pas en quoi cela aurait pu lui en poser à elle.

– « Au début, je le cherchais partout dans la foule. Attraper son regard et s’assurer que lui aussi, il m’avait remarquée. Son apparition avait été quasi mystique pour moi. De la lumière dans la lumière. Et c’était incompréhensible mais il fallait que je me brûle, que je me confronte à cette lumière. Attirée, aimantée, par une silhouette inconnue, je réclamais physiquement un contact, une accroche. J’avais beau le chercher partout, il avait déjà disparu. Plus vite encore que son apparition, sa disparition demeurait inexpliquée pour moi. Je n’osais pas demander à mes compagnons de soirée s’ils avaient vu la même chose que moi et, tandis que je commençais à croire à un mirage, et que je piochais allègrement dans les canapés et autres mignardises acidulées, une voix me souffla dans l’oreille: il n’y a rien, ici, de plus délicieux ou désirable que vous. Sans me retourner, j’hésitais entre l’explosion de rire, le souffle de saturation et l’indifférence à peine polie. L’idée même de me retourner me saoulait. Je voulais revoir l’apparition et pas être collée par un bellâtre quelconque ou pire encore, une racaille perdue dans ce quartier et qui se dit qu’il va enfin réussir à tirer un coup. En temps normal, cette pensée me dégoûtait plus qu’elle ne pouvait m’exciter ou m’intéresser mais, à ce moment précis, elle eut le don de m’exaspérer. Sans doute les relents du féminisme obligatoire de l’époque qui appelle à la révolte et à l’indignation. »

J’hochais ostensiblement du chef pour signaler, d’une part que je l’écoutais, ou tout du moins que je faisais efficacement semblant de l’écouter et, d’autre part, parce que le peu que j’avais entendu et qui se déclinait comme une critique de l’euphorie du moment sur la défense permanente de la gente féminine, ne pouvait que me réjouir intérieurement.

– « Et là, j’avais perdu tous mes moyens. Je comprenais que je ne pourrais résister à rien et que la moindre de ses propositions seraient acceptées, validées et approuvées. Je ne trouvais pas la force de lui demander quoique ce soit. Je ne pouvais que sourire et acquiescer à tout. Quand je compris consciemment où je me trouvais, j’étais sur le trottoir face à la galerie, un verre de je ne sais quoi à la main, une cigarette dans l’autre alors que je n’avais jamais fumé mais comme il fumait et que je ne voulais pas le lâcher, je m’y suis mise à ce moment là. Des envies de tousser, de vomir à cause de cette nouveauté dans ma vie mais il me fallait garder bonne figure. Je voulais lui plaire, trouver quelque chose d’intelligent à dire, à répondre. J’étais enivrée de paroles sur l’art, sur Paris, sur les femmes. Tout me plaisait, tout résonnait. Il était ce que j’attendais comme exemple même de ce qu’est l’homme, il représentait ce soir là, sur ce trottoir, sous le crachin parisien, dans cette obscurité seulement zébrée par les lumières blafardes des voitures qui remontaient la rue, le mâle. Forcément, moi, pauvre petite chose fragile, je ne pouvais que ressentir l’envie de me blottir sur ces bras forts, sur ce poitrail que j’imaginais large et velu, de renifler ce parfum musqué qui ne venait vers moi que par effluves trop rares, afin de me protéger du vent et de la pluie de fin d’automne. »

Il y avait ce souvenir qu’elle me racontait et que j’essayais d’écouter. Vraiment, j’essayais. Si je n’avais pas eu cette obsession, à ce moment là, autour de l’image de Géraldine, je crois même que j’aurais réagi lorsqu’elle commença à vouloir exprimer des détails que je n’avais pas envie d’entendre finalement, mais je savais que cela n’aurait servi à rien de lui demander de se taire ou de montrer une mine renfrognée. Elle devait vider son sac. Je ne sais pas pourquoi mais elle le devait.

– « Tu vois, je t’ai dit que cette voix m’avait susurré: ‘Il n’y a rien, ici, de plus délicieux ou désirable que vous’, dans le creux de l’oreille et que j’avais senti monter en moi un mépris quasi dangereux vis à vis de cette ringardise crasse. Pourtant, dès que je me suis retournée, j’ai su que tout allait changer. Il était là, face à moi, ses cheveux tombant en boucle frisée sur ses épaules. Il y avait un côté féminin, précieux dans ce visage et sa forme osseuse et allongée. Son regard sombre me pénétrait littéralement, vraiment l’impression d’être transpercée. Il ne lâchait pas sa proie du regard, même s’il savait qu’elle lui appartenait déjà. Il resta ses yeux plongés dans les miens un moment qui sembla une éternité, mais une éternité douce et jolie. Pas une éternité dans la mine à pousser des chariots. Un truc chaud, doux, agréable. Je ne sais plus s’il y eut des mots échangés. Dans mon souvenir, ce moment d’éternité fut silencieux et les yeux dans les yeux, tous les mots se prononçaient en silence et de manière sourde. Aucun souvenir de ce qui s’était dit à cet instant, si ce n’est qu’il m’invita à fumer une cigarette sur le trottoir, puisqu’on ne fume plus en intérieur, depuis longtemps, déjà. Il pleuvait. Il faisait froid. Je ne fumais pas. Il me prit la main et cette main chaude sur la mienne ne fit qu’accélérer les battements de mon cœur et oublier les contraintes et les excuses que j’aurais pu trouver pour ne pas y aller. Une sorte d’éblouissement dans les yeux à travers cette main. Son pouce passait sur le dos de ma main et envoyait, à travers tout mon corps, des décharges électriques de plus en plus violentes. La traversée de la grande salle d’exposition, ma main dans la sienne, fut le premier instant magique d’une relation qui partait pour plusieurs années, mais, à cet instant, la seule chose qui comptait pour moi, c’était ma main dans la sienne. Personne ne nous regardait ou tout le monde nous voyait. J’étais à la fois, transportée par la magie du moment, et amnésique aux alentours et au monde autour. Au milieu de cette lumière sur exposée des expos contemporaines, on traversait à grands pas les groupes de gens endimanchés et qui parlent pointu, les verres de breuvage pétillant dans une main et les petits fours multicolores dans l’autre. Je me prenais pour la star du moment et du lieu alors que j’ai bien conscience que tout le monde s’en foutait de notre délire d’adolescents attardés. Nous traversions morts de rire un monde de bienséance auquel, finalement, nous n’appartenions pas. Tout le monde nous voyait, personne ne nous regardait. Il ouvrit la porte et me laissa passer. Je savais qu’il en profitait pour mater mon cul et j’avoue que cette sensation me plaisait. Je sentais déjà son désir et j’aimais savoir que je lui faisais cet effet. Il me voulait et ça tombait bien, je le voulais aussi. Très vite, peut être trop vite, la tension sexuelle entre nous, sur ce trottoir balayé par le vent et la pluie d’automne, faisait qu’il fallait agir. C’était animal, irrationnel, incompréhensible mais il fallait, à ce moment là, que nos corps se rencontrent. J’avais compris que ce vernissage avait un sens particulier pour lui mais j’avoue que je n’avais pas prêté attention à ses mots. Il parlait mais j’étais trop séduite, trop hypnotisée par ce qu’il était, ce qu’il dégageait que je ne sais plus ce qu’il disait mais il semblait inspiré, envoûté, comme si cette soirée était l’acmé de la vie qu’il menait. L’apogée d’une existence compliquée et même finalement confuse. Je ne sais plus comment nous avons traversé la grande salle dans l’autre sens, s’il me tenait la main ou pas; je sais juste qu’il était devant moi. Il prit le chemin d’un escalier exigu avec les peintures qui craquelaient au plafond et les inscriptions à caractère faussement philosophique peintes de manière anarchique sur les murs en peinture noire et aux dessins d’écriture manuscrite. Au bas de cette trentaine de marches, le palier offrait deux accès. Je pris cette course vers les toilettes comme un reproche silencieux et une envie tue de sa part de me pousser à me refaire une beauté. Il me laissa me diriger vers la porte des toilettes pour femmes. Je lui tournais le dos mais je ne sentais pas cette fois son regard me dévorer comme je l’avais senti avant. Et là, je sens soudain une main m’agripper l’épaule droite et me retourner brusquement. Deux mains m’attraper le visage avec force et délicatesse à la fois et ses lèvres se poser sur les miennes, sa langue chercher la mienne et déjà ses mains partir à la découverte de mon corps. Il commence à reculer et je ne comprends pas tout de suite son projet, sa jambe se lève et sans regarder, son pied ouvre la porte des toilettes pour hommes et je sens qu’il m’attire à l’intérieur. Je n’envisage à aucun moment de résister ou de me débattre et j’accompagne même plutôt son mouvement. Il arrête de m’embrasser mais laisse sa main sous mon chemisier. Oui, pour un vernissage, je porte un chemisier… »

Je compris que je devais avoir relâché mon regard de concentration intense pour qu’elle me prenne à parti soudainement, alors que je ne disais plus rien depuis un moment. J’étais revenu plusieurs années en arrière, sur ce quai du métro à revoir encore et encore le photomaton de Géraldine et à rester devant le désarroi des parents et ma propre incompétence, à ne pas comprendre le message que cette jeune fille voulait me faire passer et qui allait hanter le reste de ma survie. Je voulais depuis tellement longtemps comprendre le sens de cette déclaration. Savoir ce qu’elle voulait me dire, ce qu’elle voulait dire au monde et que seul, moi, avais la possibilité de comprendre. Mais je restais dans le flou absolu et total depuis tellement longtemps que ce brouillard faisait partie de moi désormais.

– « J’étais contre le mur, un pied posé sur la cuvette des chiottes et les pans de la jupe droite de mon ensemble bon marché mais qui me donnait l’air d’appartenir à un monde qui n’était pas le mien, relevés. La culotte n’avait pas résisté longtemps a ses assauts et j’imagine qu’elle était particulièrement humide, tant j’étais sur excitée. J’aurais voulu jouer la femme respectable et inaccessible, comme il faut faire quand on veut être respectée mais c’était déjà bien trop tard. J’attendais maintenant fébrilement qu’il daigne achever ma souffrance et que la libération mutuelle vienne rapidement. Bon, j’avais espéré que cela durerait un peu plus longtemps quand même… J’espérais que la libération ne serait pas aussi rapide. Trop d’excitation, trop d’envies, trop de désir, trop de chaleur, et forcément l’explosion arrive, immédiate, incontrôlée, incontrôlable. Lui comme moi devions jouir et expulser ce que nous retenions en nous et qui compressait nos estomacs. J’entendais furtivement les bruits de pas dans les toilettes pour hommes, les jets d’urine dans les pissotières, les talons et semelles de chaussures vernies, hors de prix, sur le carrelage ciselé, le débit des robinets et les sèche mains crachant à pleins poumons leur air surchauffé. Je retenais mes cris en mordant la paume de ma main alors que mon bras enroulait son cou. Il retenait ses râles d’efforts et de plaisir en haletant fort mais de façon muette. Une baise de film de catégorie B dans l’image, mais une putain de jouissance dans les faits. Ce fut furtif, court, intense, doux, chaud, violent et totalement désordonné. J’étais à la fois déçue, comblée, flattée et émue. A partir de cet instant, la seule chose que je voulais dans la vie était de recommencer. Je commençais à me dire que je m’étais faite un maximum d’illusions. Qu’en réalité, j’avais été déflorée, par un bellâtre, à l’accent chantant, dans les chiottes glauques d’une galerie d’art contemporain, pendant un vernissage, dont j’étais incapable de me souvenir la moindre œuvre exposée. J’avais attendu anxieusement un jour, puis deux et puis, petit à petit, je m’étais faite cette idée que, comme bon nombre de gonzesses sur cette planète, je m’étais faite baiser par un mec qui n’avait eu, pour seule envie, que de se vider les couilles. »

Cette dernière phrase, prononcée avec mépris, me sortit de ma torpeur. Preuve, si besoin était, que la vulgarité, dans la bouche d’une femme, me posait, même inconsciemment, problème. Elle ressentit ma désapprobation et elle savait déjà que j’avais du mal avec ce travers chez elle. Pour moi, c’était un travers. Elle prétendait que c’était la modernité, la norme du 21 ème siècle et que j’étais trop vieux, trop conservateur et limite réac pour comprendre les changements sociétaux. Désormais les femmes avaient le droit et même le devoir de se comporter comme des hommes. J’avais beau lui dire qu’un tel comportement me dérangeait aussi chez un homme, et que je trouvais ça dommage de vouloir se comporter comme une catégorie de personnes qu’on passe son temps à dénigrer, rien n’y faisait. J’étais entré dans la sphère du vieux con comme d’autres entrent dans la friendzone. Quelque part, le fait de devenir un objet asexué à ses yeux m’allait assez bien. J’avais toujours l’appréhension du jeu de séduction dès lors que j’étais en contact avec une femme. Le besoin réciproque de séduire, l’obligation faite de copuler, pour marquer le coup, avant la prise de conscience de l’erreur. Savoir qu’elle ne me considérait pas comme une possibilité de satisfaire sa libido me plaisait assez. Déjà parce que je n’en avais pas envie mais la chair est faible et surtout, parce que j’avais besoin d’elle sur cette histoire. Et que nécessité fait loi.

– « Et comme dans les romans moisis d’amour, le téléphone sonne toujours quand tu t’y attends pas et quand tu peux pas répondre. Et comme tu as un homme comme partenaire dans cette histoire, évidemment, ça fonctionne pas. Cet abruti tombe sur un répondeur, il ne lui vient pas à l’idée de laisser un message. Oh bah non! ça serait trop simple, trop facile, trop convenu. Connard! »

Et je me souviens de l’odeur du jasmin fraîchement coupé et des montagnes inaccessibles…. et il vit que les mains qui construisaient, pouvaient aussi détruire.

– « 9 jours, il avait fallu 9 jours à cet imbécile pour se souvenir de mon existence, alors que je ne pensais qu’à lui. La première fois de ma vie où le désir était plus fort que toutes les conventions éducatives, familiales, sociales ou je ne sais quoi, toutes ces saloperies qu’on nous fourre dans le crâne le plus tôt possible, histoire d’être peinard. Ce mec avait, en quelques minutes, provoqué chez moi des pulsions que je ne connaissais pas et que je ne maîtrisais pas. Jusque là, il n’y avait rien eu d’animal dans ma vie. Il n’y avait eu que de la relation propre, sage, fleur bleue. Ce mec m’avait fait connaitre, en une soirée, le sexe, le vrai, le bestial. Et j’en voulais encore. »

Pourquoi fallait-il que ce genre de confidences me tombe dessus? Moi qui avais une sexualité pitoyable et tarifée, je me retrouvais à écouter les parties de jambes en l’air ultra chaude d’une nana qui était ma collègue et qui ne m’excitait pas. Heureusement, j’avais ces phrases manuscrites qui hantaient ma mémoire et flottaient sur la photo de Géraldine. Je ne les avais jamais comprises et je m’étais fait une raison. Le mystère que cette fille, que je ne connaissais pas, avait laissé en moi, me suivrait partout, éternellement. Je n’aurais jamais ma réponse à cause d’un métro, et d’un autre côté, sans ce métro la question ne se serait jamais posée.

– « Alors forcément, quand il m’a proposé de prendre un verre, la question ne se posait pas. J’étais toute rouge au téléphone, balbutiant des oui et des monosyllabes inaudibles. Il se passait de l’inconnu, de l’imprévu et de l’imprévisible dans ma vie, enfin. Un truc que tu souhaites vivre toute ta vie mais que tu n’es jamais prête à accueillir. Le prince charmant sans cheval, ni bas nylon blancs ridicules. Juste le truc. Forcément, le verre à La Fourmi, sur la place Pigalle, enfin à côté, enfin tu vois? Et devant son Perrier rondelle n’avoir en tête qu’une seule et unique pensée, vouloir recommencer. Dans toutes les chiottes du monde, si c’est comme ça que ça doit se faire, que ça doit se vivre, mais recommencer, encore et encore. Une pulsion animale, purement physique, exclusivement sexuelle. »

Cela aurait dû être une histoire anodine. Le suicide d’une jeune paumée en se jetant sous le métro… Il n’y avait là rien d’exceptionnel. C’était même tristement banal, à cette époque, à Paris. La crise, qui durait depuis 40 ans, frappait de plus en plus durement les faibles. Les fins de mois commençaient, pour beaucoup, le mois précédent. La société prenait un virage inquiétant et tous les personnels étaient conscients des tensions sociales liées à ce régime de survie. Suicides, vols, viols, cambriolages, agressions ou même chasse à l’homme devenaient le quotidien des forces de police. Une société qui partait à vau l’eau, en perte de repères et de fondations; l’échec d’une civilisation. A chaque fois, un vent d’espoir soufflait mais très vite, le soufflet s’effondrait, s’affaissait, s’écrasait. Les gens souffraient, les vrais gens de la vraie vie. Les nous inaudibles et invisibles. Certains supportaient ce fardeau mieux que d’autres. Et justement, ces autres comme Géraldine explosaient en plein vol en laissant des bouts d’eux collés sur tous les murs.

– « C’est vite devenu une drogue. Même si j’avais voulu m’en débarrasser, j’aurais échoué. Ce n’est pas tant que j’étais accro à lui, c’était juste que je ne pouvais pas vivre sans. Sa présence ne m’était pas indispensable. Ce n’est pas lui qui me tenait accrochée, c’est plutôt ce qu’on vivait. Tu vois, aujourd’hui encore, je ne sais pas pour qui il votait et même s’il votait, par exemple. Par contre, je me souviens qu’il m’a prise sous la pluie, sur un pare choc de vieille bagnole, dans Paris. Je me souviens que nous avons fini au poste parce que les gens n’aiment pas voir d’autres personnes baiser dans la rue. C’est paradoxal d’ailleurs. Les gens se tripotent devant des films de boules mais dès qu’il y a des vrais amateurs qui pratiquent, ils appellent les mœurs. Je me souviens des regards amusés de mecs, qui allaient devenir des collègues, alors que nous étions débraillés et encore puants de désir, et des mines emplies de jalousie des nanas qui ne parvenaient pas à rester neutres, dans leurs affects. Nous nous étions envoyés en l’air partout et même ailleurs et même nulle part, pendant six mois. Dans tous les sens et à des rythmes de chiens en rut, partout, à n’importe quelle heure et encore et encore. Cette histoire ressemblait à une partouze géante à deux. Je n’ai appris son prénom que deux semaines après nos retrouvailles. Aujourd’hui encore, je ne crois pas que j’ai connu son nom de famille mais je peux te décrire chaque parcelle de sa peau, le goût, l’odeur, la texture de toutes les parties de son corps, de la plus visible à la plus trash. Je connais son corps par cœur parce qu’il est à moi. Il était façonné par mes mains, construit par mon regard. C’est ma langue qui dessinait la courbe de sa silhouette. On était dans une sorte de magie, de bulle sexuelle. Un truc où la chose qui compte vraiment est de se foutre à poil et de s’envoyer en l’air. Il n’y avait aucune promesse, il n’y avait que des corps qui se mélangent en permanence et qui en redemandent. Je savais peu de lui mais je savais ce que je voulais savoir. La chaleur de sa queue en moi, le rythme de ses hanches pendant qu’il s’évertuait à me faire jouir en se donnant un mal de chien alors que je jouissais et que j’en redemandais même. Je n’en avais jamais assez, il n’en avait jamais assez. Nous étions dans ce partage des corps qui fait que le reste n’existe pas parce qu’il n’a pas vraiment d’importance, du moment qu’on est à poil. »

C’est quand tu ramasses les restes et que tu les mets dans un sac, genre sac poubelle, que ça commence à monter. Cette sensation que tu vis un vrai truc à part. Un truc qui n’existe pas, qui ne devrait pas exister. Et puis, tu vois les complications, les identifications, les annonces à la famille. Jamais tu ne t’habitues à annoncer à une mère, la perte de son enfant. C’était une des raisons de mon style corbeau. Cette habitude d’être tous les jours en deuil, venait de Géraldine. Ce jour là, face à ses parents, et pour la première fois de ma vie, j’annonçais le tragique, le pire et je n’étais pas en tenue adéquate et je me suis alors juré qu’on ne m’y prendrait plus. Je serais toujours vêtu d’une chemise noire au boulot parce que tu ne sais pas à l’avance de quoi ta journée sera faite, et parce que, annoncer le départ de quelqu’un, ça se respecte et que les gens que tu vas détruire, méritent un minimum de solennité et de considération. Ça ne change rien pour eux mais ça marque encore chez moi, une part d’humanité qui résiste encore et toujours à mon enfer intérieur.

– « On se voyait pas tous les jours mais on baisait à chaque instant et puis, à force, il a fallu passer à l’étape suivante. Il a fallu échanger, discuter, se connaitre. Sans doute que j’étais trop subjuguée, déjà trop attachée par une dépendance corporelle mais très vite, l’idée de partager davantage arriva. Je squattais chez lui souvent, restant à poil, à réviser des cours, pendant son absence mais attendant surtout fébrilement son retour pour encore s’envoyer en l’air. Mon statut d’étudiante m’offrait l’opportunité de six mois de vacances par an, honnêtement. Et lui, il était libre, suffisamment à l’aise pour se sentir libre de partir aussi, loin, longtemps. Il nous fallait juste trouver l’endroit. L’endroit qui serait seulement ce que nous en aurions fait. L’endroit où nous voulions nous aimer. L’endroit que nous avions toujours rêvé de construire et il était là, accessible. Enfin, fait pour nous. Il aurait dû être la fin de tout, il n’a été que le début de tout le reste. Un endroit que seuls nous avions envie de connaitre, seulement nous et le reste offert aux anges. J’étais fatiguée de chercher l’endroit où nous allions commencer le reste de nos vies. L’endroit qui allait accueillir nos rêves et nos espoirs. On a cherché longtemps. On a erré dans des lieux sans âme, ni histoires parce que nous savions que nous allions en construire une, d’histoire. Ça ne servait à rien de prendre un lieu déjà chargé. L’histoire commencerait avec nous. Nous serions l’histoire. Nous avons marché des heures sur ce sable humide, à travers les forêts de bord de mer et du haut de la falaise, on voyait les côtes de l’Angleterre. Les rares jours où il ne pleuvait pas, on croyait même voir les states, c’est ce qu’on se racontait enroulés dans nos vieux plaids. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas et qui ne doivent pas s’expliquer finalement. Alors, je parle, et je te raconte ma vie et tu t’en fous… D’ailleurs, tu ne réagis même plus, t’es trop parti dans ton monde pour te soucier du mien. Mais là, moi, j’ai besoin de me raconter. Parce que tu ne sais pas ce que c’est d’être au point de non retour, d’être déjà parti dans un ailleurs où personne ne pourra te rejoindre. »

Je préférais continuer à faire le sourd, enseveli dans ses nuages. Elle avait besoin de se vider, je le savais, elle le disait, alors dans ces cas là, cela ne sert à rien d’intervenir. Tu sais que, de toute façon, le débit devra se poursuivre, devra continuer jusqu’à saturation des mots, saturation de la langue, jusqu’à ce que les mots se chevauchent, se consument et finalement se taisent. Le moment où le silence devient la seule suite crédible d’une logorrhée obligatoire, parce que quasiment physique. Lorsque les mots que tu dois dire te brûlent l’intérieur à force de vouloir sortir. Il faut laisser sortir et, en tant que réceptacle auditif, je me devais, à ce moment là, de me taire. Je me taisais et je sentais l’odeur du jasmin fraîchement coupé ; je voyais les montagnes lointaines et je savais déjà, qu’encore une fois, je ne trouverais pas les réponses à mes questions sur Géraldine.

– « Est-ce que tu crois que tu as besoin de quelqu’un ? On a tous besoin de quelqu’un, tu n’es pas le seul, même toi, tu as besoin de quelqu’un… Quand tu rentres seule chez toi, et que tu commences à te parler toute seule, personne ne te prépare à ça, personne ne te dit que ça va être comme ça. Tu regardes le monde seule, alors que tu le voyais à deux… Tu te dis que tu aurais dû partir plus loin, plus vite. Il n’y a que regrets parce que tu sais que tu as raté le moment où tu aurais pu basculer. Tu ne deviens que l’ombre de toi-même, le copié collé de ce que tu ne voulais pas être, le succédané de toi-même, remarque je dis ça, je crois que c’est le sens du mot mais je ne suis même pas sûre. Alors, tu passes par tous les excès pour t’oublier, tu bois, tu fumes, tu baises et tu recommences parce que, au moins, là, tu oublies, mais tu ne te jettes pas. Tu es à vie sur le bord de cette falaise mais tu ne te jettes pas. Tu vois les vagues taper le pied de ce mur mais tu ne te jettes pas et tu commences à partir dans ta tête. Tu sais que tu vas trouver les ressources pour repartir, pour exister, pour qu’il ne t’oublie jamais, que chacun de ses pas soit marqué de ton empreinte, que ton parfum soit l’odeur de l’air qui l’étouffe. Être partout autour de lui, en lui, et ne lui laisser aucune chance de vivre sans toi, hors de toi. Et tu pleures à nouveau et tu maudis cette nuit, tout en haut de la falaise, où tu te croyais protégée, dans ses bras, couvée, choyée, lovée et, naïvement tu crois que tu peux te laisser aller. Tu restes sans défense parce que tu es à l’endroit où tu sais que tu dois être, avec la personne qui doit être avec toi, à tes côtés. Et tu t’endors dans ce vieux plaid et tu sais que tu seras protégée. Tu sais qu’en haut de cette falaise, tu ne seras jamais seule parce qu’il est là, parce que tout ce qui compte est là et te retient. Et puis, tu te réveilles et tu es seule. Et soudain, tu es au milieu de nulle part, et personne pour te comprendre ou te reconnaître. Tu es seule parce que ce que tu croyais éternel est parti. Tu ne sais pas où, tu ne sais pas comment, ni pourquoi. Tu appelles, tu cherches partout du regard, même vers l’Amérique, au-delà de l’Angleterre. La faible lumière du jour t’empêche de voir jusqu’au bout du monde, la pluie des autres jours et des jours suivants tombe, maintenant, sur toi mais elle n’existe pas. C’était l’endroit où nous devions nous aimer, c’était là que se trouvait l’issue, en haut de cette falaise. Et quand tu comprends que c’est seulement toi, et désormais toi seule, tu te trompes, tu te mens mais j’ai fait avec les moyens du bord. J’étais seule au bord de la falaise et j’ai essayé de me reconstruire. Au milieu de nulle part et de la nuit, tu t’aperçois que tu n’es plus rien. L’autre est parti sans toi, ailleurs. Tu comprends. Tu cours au bord de la falaise, les yeux encore emplis de sommeil. Tu espères voir des traces de lui et, en même temps, tu ne veux pas voir ces traces, en bas de la falaise des suicidés, dans cette fin du monde balayée par les vents contraires, les pluies tristes et les vagues violentes. Tu veux croire à un mauvais rêve, que tu dors encore dans ses bras et qu’il va réapparaître. Tu sais déjà que tu ne reverras plus les jasmins de la cour des miracles. Désormais, tu vas devoir survivre en laissant la plus belle partie de toi en haut de la falaise de la côte d’albâtre et tu sais que tu vas devenir vieille et délaissée parce que tout est là bas et que seuls, vous deux, vous connaissez le lieu de l’abandon, de la fin du monde. Et pourtant, tu ne te jettes pas. Tu te prends à rêver que tu flottes dans les airs, que tu as trouvé le courage de faire le pas de trop, et que tu flottes. Mais tu ne t’es pas tuée.

Tu ne sais absolument pas de quoi je parle là, tu ne comprends rien à ce que je te raconte, hein ? »

Je relevai lentement le regard vers le sien. Ses yeux étaient emplies de larmes non versées, mêlées à une rage sourde et contenue, mais elle comprit, je crois, à travers mon regard, que je connaissais plus qu’elle ne croyait cet état de solitude ultime, au milieu de la foule. L’idée que tout s’écroule et que la force d’en finir n’est pas suffisante pour partir parce qu’il y a peut être encore des choses à faire. Je ne savais pas quel était le reste de ma mission mais je savais que je vivais depuis trop longtemps avec cette foule vide dans la tête. Cette absence d’une présence au milieu des mondes énervés.

Je laissais mes yeux plantés dans les siens, comme pour lire au plus profond de son âme, les choses qu’elle avait voulu taire de cette histoire minable d’amour adolescente, qui finit de manière merdique, en haut de la falaise d’Etretat. Tu t’es faite larguer par un connard à Etretat et tu en fais une fin du monde, comme si ça avait le moindre intérêt. J’aurais voulu lui balancer que ça faisait une heure qu’elle parlait, seulement, pour me raconter la même histoire que n’importe quel connard aurait pu me raconter, après trois whiskys. J’aurais voulu qu’elle comprenne que moi, comme n’importe quel glandu sur cette planète, avais vécu ça et plus encore. J’aurais voulu lui dire que son putain de bord de falaise, elle aurait dû le bouffer ou même s’y jeter, avec une once de courage et d’amour propre. Mais justement, le courage, je ne l’avais pas. Ce n’est pas que j’avais peur de la blesser, la pauvre, c’est seulement que je n’avais pas envie de perdre davantage de temps à endurer les plaintes d’une pauvre fille qui, au final, n’a rien vécu. Elle avait été malheureuse, la belle affaire. J’étais déjà mort trois fois et je n’en parlais à personne. Alors qu’elle me parle d’endroits que, elle seule, connaissait, avec un bellâtre inconnu, machine à orgasmes multiples, n’avait aucune chance de m’empêcher de dormir ce soir. Parce que je boirai mes trois whiskys ou peut-être plus, je fumerai mes clopes et même celles du lendemain par procuration, je plongerai ma tête entre les seins d’une professionnelle, ramassée quelque part dans l’improbable, ou bien je me plongerai dans un livre ramassé dans le bas d’une étagère de bibliothèque publique. Mais, quoiqu’il arrive, dans deux heures, j’aurais oublié sa détresse parce que ce n’est pas la mienne. Je suis trop vieux maintenant pour chercher l’endroit où je commencerais autre chose, où je trouverais la fin de tout, où je me demanderais si nous sommes les seuls à connaitre cet endroit.

Je cherchais la vérité dans le souvenir du cadavre de Géraldine et le reste n’était que le quotidien obligatoire d’une survie aléatoire. Je marchais, moi, depuis longtemps déjà, sur ce bord de falaise, à regarder l’horizon anglais et à parler, seul, de ces lieux que je ne connais pas, mais qui sont ceux que j’aurai choisis pour me relier à l’autre partie de moi. Toute ma vie, j’aurais été ce funambule des roches maritimes et toute ma vie, désormais, je me répéterais que j’ai fait avec les moyens du bord de la falaise d’Etretat, ou d’ailleurs parce que, finalement, une falaise ou une autre, la chute fait aussi mal, au dessus de la mer, face à l’Angleterre, cherchant des yeux une improbable Amérique ou un autre ailleurs, où nous devions nous aimer, avec celle que je n’ai jamais rencontrée.

Elle se leva et me jeta un regard dur. Elle avait attendu de moi un soutien, une compréhension ou même peut être davantage comme de la compassion mais voilà, je n’étais pas dans ces dispositions à son endroit. Son départ sembla s’éterniser. Il fut sec et rapide, pourtant, je le reçus comme une éternité douloureuse. Elle était en attente d’un geste, d’un mot, d’une attention et honnêtement, je m’en foutais totalement de son histoire de gode sur pattes avec ses larmes sur Etretat. J’avais traversé trop d’orages et de tempêtes pour m’apitoyer sur les pleurs d’une ado et sur sa première déception amoureuse. Elle lui tenait à cœur et alors ? On a tous nos souffrances, c’est dur pour tout le monde et mon fardeau est déjà lourd. Je ne me vois porter les bagages d’une autre alors que je peux à peine porter le mien tant il me courbe l’échine. Il y a toujours un moment où les limites de l’acceptation sont franchies et je n’ai pas à accepter son histoire comme si c’était la mienne. Est-ce que je fais chier le monde avec Géraldine ? Ou avec toutes les autres histoires pourries que je pourrais raconter ? On souffre mais chacun sa merde. Le jour où nous vivrons dans un monde socialiste, on pourra peut être réfléchir à tout ça mais pour l’instant, chacun se débat et cherche sa route. Et tant pis pour ceux qui restent derrière.

Et puis, je me retrouvais seul et malgré tout, pataud parce que je ne suis pas fait pour la méchanceté gratuite parce que je ne sais pas ne pas être affecté malgré tout par la souffrance de l’autre. C’est seulement parce que je ne sais gérer la mienne que je refuse d’intégrer celle que l’on m’envoie en boucle et violemment. Sans doute trop fragile pour vivre sereinement avec tous les malheurs du monde face à moi. L’éloignement, le monde casanier, l’isolement, la rareté du contact humain, je n’avais trouvé que cela pour survivre. Survivre à ce que j’avais fait de ma vie et à ce que je faisais de celle des autres.

Moi aussi j’aurais voulu connaitre des histoires d’amour dignes d’être racontées à des semi inconnus dans les bars. Les yeux au bord des larmes, perdus au lointain, au dessus des vagues et des lumières se reflétant dans les vagues. Moi aussi, j’aurais voulu que mes cheveux s’emmêlent dans ceux de l’autre, balayés par les vents, trempés par les embruns. Se poser sur une vieille terrasse surplombant les falaises d’Etretat ou le golfe de Sorriento ou même les plages de Cancun. Moi aussi, j’aurais voulu être si heureux que ma voix ne puisse s’empêcher de chanter des airs d’opéra inconnus de tous, que mon corps ne puisse s’empêcher de danser sur des musiques silencieuses et que je chante encore, à nouveau. Moi aussi, j’aurais voulu réciter des poèmes, inventer des vers et crier des mots d’amour au milieu des tempêtes avec l’être aimé dans les bras pour la protéger de dangers qui n’existent pas. Faire que chaque instant entraine un nouvel instant encore plus fort et encore plus intense jusqu’à bruler de l’intérieur et fondre d’amour. Moi aussi, j’aurais voulu rester sur les plages pendant des heures à imaginer que les ombres, au loin, soient devenues le nouveau continent et rêver à toutes ces villes, là bas, de l’autre côté. Regarder les lumières des chalutiers, au loin, et croire que ce sont les gratte-ciels des villes de l’autre bout du monde simplement parce qu’elle est là. Croire que les lignes des bateaux sont les stries des avions dans le ciel qui vont découvrir des terres perdues où nous emmener vers des paradis terrestres impossibles. Moi aussi, j’aurais voulu apprendre le piano et composer des chansons tristes pour faire pleurer la femme qui aurait eu la force de me supporter au quotidien et plus encore. Contempler les étoiles et la lune sortir de derrière les nuages et se dire que c’est un bel endroit pour mourir, que c’est le bon moment. Moi aussi, j’aurais voulu la regarder juste pour le plaisir de la regarder et me noyer en elle. J’aurais voulu composer des tragédies, écrire des drames et pleurer des comédies pour pouvoir lui mentir et pouvoir cacher les sentiments qui me dépassent et moi aussi, j’aurais voulu être ça pour une autre et je ne suis qu’un pauvre type, au fond d’un bar vide, à regarder tomber la pluie parisienne et me consoler malgré tout, en me disant, que moi aussi, j’ai fait avec les moyens du bord de la falaise.

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