Pendant que je la sentais partir dans son récit, les images me venaient en tête. Oh pas les images que son récit auraient pu faire naître en moi, mais plutôt des images bien réelles qui revenaient des tréfonds de ma mémoire et qui m’envoyaient le visage de Géraldine, en photo d’identité, en pleine gueule.
« Donc, tu vois, on se retrouve à ce vernissage, et on a là, toute la faune des bobos parisiens et des m’as-tu vu, divers et variés. »
Elle était jolie, plutôt brune avec des taches de rousseur qui accentuaient ce charme, elle souriait. Même si la photo était hors d’âge et les vêtements marquants le flou vestimentaire des années 90, elle était jolie. Je n’avais pas de souvenirs d’elle, et pour cause, mais ce photomaton jauni et suranné restait, depuis 25 ans, dans ma mémoire et ne sortait pas de ma tête.
« Alors, au milieu des canapés, des bouteilles, des rires et des discussions futiles, mais à haute voix, histoire que tout le monde en profite, ce mec apparut. Il était grand, brun avec ces cheveux bouclés qui tombent sur les épaules comme sur les tableaux de la renaissance italienne et du Quattrocento. Tu sais, le Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci ? bah voilà, c’était lui qui apparaissait au bout de la pièce. »
Quand tu es à l’école, on ne te prépare pas à ça. Enfin si, mais la réalité est toujours plus violente, plus crue, moins facile. On se dit : « oh sous le feu de l’action, je vais gérer tranquillement, pénard même, facile » et puis, lorsque ça arrive, tu comprends que tu n’es qu’un homme et rien de plus, et que, quoi que tu fasses, tu resteras un homme avec ses faiblesses et ses incompréhensions. C’est devant le mur que l’on voit le mieux le mur, c’est devant un corps qu’on sait qu’on n’est pas prêt.
« Evidemment, moi, jusque là, je n’avais eu que des histoires finalement insignifiantes et, en fait, déjà oubliées. Pourtant, tu sais, c’est un truc que tu sens quelque part. Tu croises l’autre et intérieurement tu sais que, celui là, ce ne sera pas comme les autres. Ce ne sera pas négligeable. Tu sais que tu seras marquée à jamais. » Elle s’arrêta un instant dans son récit, sans doute pour revisualiser ces instants heureux d’un temps jadis. Dans ses yeux, il y avait cette nostalgie qui traînait, ce paradis perdu après lequel tu cours, avec cette impression que cette course sera éternelle.