Je relevai lentement le regard vers le sien. Ses yeux étaient emplies de larmes non versées, mêlées à une rage sourde et contenue, mais elle comprit, je crois, à travers mon regard, que je connaissais plus qu’elle ne croyait cet état de solitude ultime, au milieu de la foule. L’idée que tout s’écroule et que la force d’en finir n’est pas suffisante pour partir parce qu’il y a peut être encore des choses à faire. Je ne savais pas quel était le reste de ma mission mais je savais que je vivais depuis trop longtemps avec cette foule vide dans la tête. Cette absence d’une présence au milieu des mondes énervés. Je laissais mes yeux plantés dans les siens, comme pour lire au plus profond de son âme, les choses qu’elle avait voulu taire de cette histoire minable d’amour adolescente, qui finit de manière merdique, en haut de la falaise d’Etretat. Tu t’es faite larguer par un connard à Etretat et tu en fais une fin du monde, comme si ça avait le moindre intérêt. J’aurais voulu lui balancer que ça faisait une heure qu’elle parlait, seulement, pour me raconter la même histoire que n’importe quel connard aurait pu me raconter, après trois whiskys. J’aurais voulu qu’elle comprenne que moi, comme n’importe quel pékin sur cette planète, avais vécu ça et plus encore. J’aurais voulu lui dire que son putain de bord de falaise, elle aurait dû le bouffer ou même s’y jeter, avec une once de courage et d’amour propre. Mais justement, le courage, je ne l’avais pas. Ce n’est pas que j’avais peur de la blesser, la pauvre, c’est seulement que je n’avais pas envie de perdre davantage de temps à endurer les plaintes d’une pauvre fille qui, au final, n’a rien vécu. Elle avait été malheureuse, la belle affaire. J’étais déjà mort trois fois et je n’en parlais à personne. Alors qu’elle me parle d’endroits que, elle seule, connaissait, avec un bellâtre inconnu, machine à orgasmes multiples, n’avait aucune chance de m’empêcher de dormir ce soir. Parce que je boirai mes trois whiskys, je fumerai mes clopes, je plongerai ma tête entre les seins d’une professionnelle ramassée quelque part dans l’improbable, ou bien je me plongerai dans un livre ramassé dans le bas d’une étagère de bibliothèque publique. Mais, quoiqu’il arrive, dans deux heures, j’aurais oublié sa détresse parce que ce n’est pas la mienne. Je suis trop vieux maintenant pour chercher l’endroit où je commencerais autre chose, où je trouverais la fin de tout, où je me demanderais si nous sommes les seuls à connaitre cet endroit. Je cherchais la vérité dans le souvenir du cadavre de Géraldine et le reste n’était que le quotidien obligatoire d’une survie aléatoire. Je marchais, moi, depuis longtemps déjà, sur ce bord de falaise, à regarder l’horizon anglais et à parler, seul, de ces lieux que je ne connais pas, mais qui sont ceux que j’aurai choisis pour me relier à l’autre partie de moi. Toute ma vie, j’aurais été ce funambule des roches maritimes et toute ma vie, désormais, je me répéterais que j’ai fait avec les moyens du bord de la falaise d’Etretat, ou d’ailleurs parce que, finalement, une falaise ou une autre, la chute fait aussi mal, au dessus de la mer, face à l’Angleterre, cherchant des yeux une improbable Amérique ou un autre ailleurs, où nous devions nous aimer, avec celle que je n’ai jamais rencontrée.