Fonctionnaires (partie 6) – La semaine politichienne de Smig

Alors elle comprit que, pour tous, elle valait davantage morte que vivante. Ce qu’elle apportait à la société, ou ce qu’elle croyait apporter, allait être informatisé ou géré par de l’intelligence artificielle. Elle avait choisi cette voie professionnelle à cause de l’humain. Être en contact avec des apprenants, être gérée par des humains, avec un vrai esprit de réussite et de bienveillance. Elle se faisait un devoir de choyer cette relation pour qu’elle devienne un inaccessible rêve. Elle était venue avec ce type de préjugés et puis… Les élèves étaient de moins en moins humains et de plus en plus des consommateurs. Les parents entraient dans la boucle comme des vérificateurs de travaux finis sans avoir la moindre connaissance de l’état des fondations et la hiérarchie n’était plus qu’un monstre froid, obsolète et inhumain. Une machine de destruction massive. À force de situations destructrices, la motivation avait disparu et le sens du métier, mort dans des souvenirs d’une école d’une autre époque.

Elle sentait confusément que son rôle dans ce monde ne relevait plus d’une obligation. Chaque jour lui montrait que sa place se résumait à un numéro dans des colonnes de fichiers excel, dans d’obscures listings de banques ou d’assurances, d’inspection académique ou de service public. Personne ne la connaissait plus vraiment et l’indifférence polie de tous ceux qui lui soutiraient de l’argent, ne pouvait constituer un quelconque soulagement. Evidemment, eux, ne l’oubliaient et ne l’avaient jamais oubliée lorsqu’il avait fallu payer ou recevoir un nouveau décompte des droits à la retraite qui, forcément, invitait à poursuivre la torture du travail quelques années encore alors qu’elle pensait la fin proche.

Plus les jours avançaient, plus les années passaient, plus les élèves défilaient et plus la pesanteur de ce métier appuyait sur ses frêles épaules. Pourtant, elle se demandait souvent ce qu’elle ferait quand tout cela serait enfin terminé. Quand elle serait libre de ses mouvements. Pauvre fatalement, seule forcément mais libre factuellement. Comme toutes les personnes de son age, elle était née trop tard pour profiter de tous les avantages de droits sociaux bienfaiteurs et née trop mal pour profiter de fortunes usurpées. Elle devrait, toute sa vie, se satisfaire d’un niveau de vie de fonctionnaire et, pour tout respectable soit il, bien en deçà de ses rêves et de ses envies. Elle se consolait, comme beaucoup, en se disant qu’elle n’était qu’une de plus parmi la multitude à vivre cette vie là, oubliant qu’une infime minorité vivait ce qu’elle rêvait de vivre et que cette minorité n’avait rien fait pour mériter tout cela. Elle était résignée, comme beaucoup. Elle avait accepté, selon des critères non définis, qu’il existe des riches et des pauvres, des nantis et des gueux, des aisés et des délaissés. C’est cette acceptation d’une vie qui finalement n’était pas la sienne qui voilait et gâchait ce qui lui restait d’existence. Elle avait accepté de n’être que cette petite fonctionnaire surdiplômée, sous payée, maltraitée et oubliée parce que d’autres, souvent moins valables qu’elle, l’avaient décidé ainsi, selon des règles qu’ils avaient définies sans jamais en référer aux victimes.

Et puis, un jour, parce qu’il faut toujours qu’il y ait un jour qui succède à la nuit, après des années enfermée dans ce tunnel de vie routinier, dans ce vide personnel qu’elle croyait plein, elle reçut la proposition qui allait changer sa vie. Elle allait pouvoir s’investir et changer le monde. Contribuer, comme elle l’avait toujours rêvé, à faire de cette vie, une vie utile, marquante et inspiratrice. On l’avait sollicitée à participer à la vie de la cité, à s’inscrire dans un projet durable et à long terme. Pour n’importe qui d’éveillé, il s’agirait là d’une plaisanterie, d’une vague utopie qui s’apparenterait davantage à une fabuleuse moquerie mais elle y crut. Elle s’investit au delà de toute raison. Son chat ne la voyait plus qu’entre deux portes mal fermées. Ses cours devenaient, de plus en plus, des récitations linéaires et fades alors qu’elle avait toujours été à la pointe de l’innovation pédagogique, avec des ateliers super chiadés, des évaluations extrêmement bien balisées, un suivi permanent et pertinent. Elle était le modèle de toute pédagogie nouvelle formule, citée en exemple dans les écoles d’enseignants et par les collègues de langues. Toutefois, cette reconnaissance avait fait d’elle une candidate idéale de sa ville. Toujours gentille, abordable, souriante et reconnue pour sa compétence, une perle dans l’océan de l’indignité. Elle résista un peu mais devant l’insistance et l’urgence de sauver son cadre de vie, elle accepta de partir au combat. Un peu la fleur au fusil, un peu poussée par le monde qui s’effondre et surtout par cette énergie soudaine de se sentir enfin vivante à nouveau. Elle avait des envies, des projets, des objectifs mais des vrais, pas de ceux qui consistent à mener des élèves qu’on considère toute l’année comme déficients vers un diplôme désormais sans valeur et sans sens. Elle se sentait à nouveau vivante, vivre, en vie, envie et ça n’avait pas de prix à ses yeux. Elle serait candidate à la mairie et rien que ça, ça changeait sa vie.

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