Bel endroit pour mourir … (texte invité)

Je m’étais toujours dit que la mort méritait une mise en scène soignée. Après tout, cela n’arrive qu’une seule fois dans une vie et c’est une excellente raison pour y apporter une touche de luxe particulière.
Le froid était mordant ce soir-là. Les vagues, qui venaient se fracasser sur les rochers, emportées par les bourrasques d’un vent glacial, semblaient danser un tango lugubre. Et de leur écume exhalait le parfum d’une mort imminente dont la saveur était relevée par les embruns salés de la Manche. En tendant l’oreille et en fermant les yeux, j’entendais le piano de Chopin, les notes de la Marche funèbre vibraient à travers tout mon corps et cadençaient mes gestes lents et détachés, et jusqu’à ma respiration. Oui, vraiment, le tableau, tout de nuances de gris, était parfait. Je saluais, en mon for intérieur, mon goût esthétique et regrettais un instant d’avoir délaissé les études artistiques au profit d’une formation comptable. Pour sûr j’aurais marqué ma génération avec ma patte artistique unique et géniale. Mais la vie est ainsi faite, tressée de déceptions, de désillusions et de couardise.
Ma gorge était gonflée d’émotion, mes tétons raffermis par une chair de poule dont je ne savais dire si elle était l’effet du froid intense qui envahissait jusqu’à mes os ou de la solennité du moment. Mes membres engourdis goûtaient cette douce sensation d’anesthésie. Je savourais le moment. Celui qui précédait une libération tant attendue. Mes cheveux bruns et bouclés voletaient au vent, j’y adjoignais une moue grave et détachée, qui me semblait s’accommoder à merveille avec le ton funeste de cet instant en noir et blanc, que j’aurai voulu figer sur photo.
Maintes fois, dans les moments récurrents de désespoir qui m’assaillaient, la nuit le plus souvent, j’avais tué le temps de mes insomnies à échafauder mille scénarios pour trouver le bon. La mort violente, la douce mort, la mort lente… De la défenestration à la pendaison en passant par l’empoisonnement, à peu près tout y était passé. Une chose est sûre, forte de cette anticipation, j’étais prête pour le moment venu. A moins que la survenue de quelque maladie ou accident bête, ne vienne gâcher la beauté du moment, perspective qui m’ennuyait quelque peu mais que je ne pouvais totalement exclure. Plusieurs fois j’avais cru que ce moment était arrivé, emplie à la fois d’une certaine excitation mêlée d’une peur intense. Plusieurs fois je m’étais finalement trompée.
Comme j’en avais pleuré des larmes. Cet homme insaisissable et mystérieux que j’aimais tant, qui m’obsédait depuis tellement longtemps et qui me causait tant de souffrance. Sa présence dans mes pensées hantait mes jours et mes nuits, ne me laissant presque aucun répit. Pourtant, aussi étrange et glauque que cela puisse paraître, je dois bien admettre qu’une partie de moi semblait aimer cette souffrance charnelle et spirituelle qui me liait à lui. C’était beau d’une certaine manière, et surtout mieux que rien. Il y avait au moins une émotion intense entre nous, bien qu’il se refusait à le reconnaître. Il niait l’évidence qui aurait pourtant dû s’imposer à lui : celle de notre amour irréfutable. Mais le temps et la patience n’y faisaient rien. Il s’obstinait à rester sourd à mes sentiments. Après quelques années et litres de larmes déversées, j’étais épuisée, vidée et résolue à faire cesser cette souffrance. A quoi bon continuer de vivre dans ce marasme émotionnel ? Tourner la page. Il fallait en finir avec tout cela, ne plus être l’esclave compatissante de mes émotions.
La marche funèbre venait de jouer sa dernière note, et le souffle du vent intransigeant me rappela à la réalité. Voilà. C’était maintenant. Le moment tant attendu était enfin arrivé. Je toisai les quelques dizaines de mètres qui séparaient le haut de la falaise des rochers où s’écrasaient les vagues. C’était haut. Ça donnait le vertige. Mais il fallait être courageuse, et aller jusqu’au bout cette fois. Lentement je me rapprochais du bord. Je tremblais un peu et des larmes commençaient à perler le long de mes joues rougies par le froid. Je pris une profonde respiration, puis, fermement, je le saisis, plongeai mon regard mouillé dans le sien, qui pour la première fois semblait manifester une émotion. Ma conclusion était silencieuse mais claire et sans appel. D’un mouvement sec et assuré je fis basculer son corps ligoté du haut de la falaise et lui susurrai amoureusement, comme pour l’accompagner dans ce délicat moment de transition : « Bel endroit pour mourir ».
par K.M.

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