Sofia, 3.17, Grand Canale, Venezia,
Des heures entières j’avais imaginé ces courbes mais comme souvent, la réalité dépassait l’imaginaire. Cela aurait pu être un simple fantasme, une simple envie mais c’était là. Etendue, découverte, affalée sur la face sensitive, attendant peut-être le début de ma recherche mais pris par une timidité que je ne connaissais pas et qui n’était pas non plus de bon aloi, je prenais le temps de savourer la vue. Et finalement, je prenais ce temps. Faire en sorte que mon malaise ne soit perçu en réalité que comme de la maitrise, de la sureté de soi… de la confiance délectable. Faire le bonhomme à défaut de ne l’être réellement. Comprendre que ce moment était le mien, qu’il était celui de ma puissance éphémère. Alors, donner le change. Faire croire que cette situation était vulgairement banale pour moi…
En réalité, elle l’était mais toutes ces émotions qui me poussaient vers elle, étaient inconnues, non maitrisées. J’aurai voulu qu’elle sente et qu’elle sache que j’étais coutumier du fait et qu’en réalité, elle ne risquait pas grand-chose mais paradoxalement je voulais qu’elle sente la peur, l’incompréhension. Qu’elle ne sache pas ce qui allait se passer mais qu’elle sache que ça allait arriver. Je voulais me venger de l’obsession. Alors assis sur la chaise, face à la fenêtre, je regardais le paysage. Ces collines douces au regard et ce chemin vers l’absolu qui fendait ces deux entités montagneuses. Cette large plaine offerte derrière les collines avec quelques ruptures de platitudes qui menait vers un champ de longues et brunes tiges touffues. Une chevelure jetée sur des épaules et mouvante au gré des vents soufflés au travers de la fenêtre entrouverte. Ce vent frais qui brisait la moiteur d’un été dans cette ville humide. Il fallait changer de posture pour ne pas ressentir le froid au milieu de la chaleur moite de la chambre. Alors le mouvement. Ce mouvement qui laissa apparaitre soudain une toute autre facette du paysage.
Deux routes fines et légères qui montaient en coupant le drap blanc de la literie rafraichie par les pales lancinantes du ventilateur. Ces deux chemins qui menaient vers une dense forêt que certains rêvaient de raser afin de faire de cette splendeur une terre nue et douce. Mais la forêt était là. Brune, sombre, douce, odorante, apaisante, attirante, chaude et accueillante. J’aurais voulu m’y perdre et utiliser tous mes sens pour ne pas me sentir perdu dans cet Eden mais pourtant je restai sur ma chaise, paralysé par tant de sentiments contradictoires, sur excité et timide, enfiévré et refroidi. Une envie de faire mal pour expier mes propres douleurs et l’envie de jouissance réciproque et simultanée. Il me fallait trouver la force de me lever pour gagner une vraie contenance que je savais ne plus avoir depuis le retournement dû au courant d’air. Alors je contemplais ardemment les deux montagnes proéminentes au loin et qui semblaient m’appeler à la découverte de la lune rose rouge flamboyante entrouverte à la suite d’une plaine ambrée que je me retenais de toucher. Tout dans cette situation entretenait en moi un feu ardent et presque destructeur. J’avais erré des heures ressenties à travers les rues sans nom de cette merveille posée au milieu des eaux et des marécages. Et maintenant que j’avais trouvé l’objet qui allait nettoyer ma frustration, j’étais assailli par des questions morales que je n’avais jamais.
Oui, j’allais faire faire mal parce que c’était le seul moyen pour moi de ne plus ressentir cette douleur. Oui, j’allais être violent afin d’évacuer la mienne violence qui me rongeait depuis le depuis de cette immondice. Oui, je payais pour pouvoir être soulagé et oui, le paysage que m’offrait ce paiement était clairement à la hauteur du prix et clairement apte à me faire sortir de ce moi-même qui me rendait dangereux. Je devenais dangereux à moi-même en étant moi-même et en étant en moi-même. Une histoire de moi qui ne vit pas forcément bien le fait d’être moi. Au loin, à travers la fenêtre de la chambre ouverte, une odeur de jasmin emplissait la pièce et le bruit lointain d’un des clochers rappelait que la vie existait encore. Je voyais le Grand Canale couper la ville en deux en passant sous La Salute qui semblait me renvoyer pitoyablement mon regard. La lune se reflétait sur l’eau de l’orage d’été de tout à l’heure et couvrait le sol de la Place San Marco. Le palais des Doges affrontait gaillardement la Salute installée en face de lui. Et moi, je faisais face à tous ces trésors payants en priant pour trouver le courage d’en profiter enfin.