Voleur d’ombres (4ème époque, Episode 10) Passaggeri del vento

Plus les jours et les errances passaient et plus la possibilité d’un monde meilleur, d’une histoire vraie ne s’amenuisait. Elle ne se sentait plus désirée et plus désirable et si ces préoccupations n’étaient pas partagées par les femmes vénitiennes honnêtes de cette fin du XVI ème siècle, elle avait d’autres velléités, d’autres envies. Une envie d’être heureuse, amoureuse, une envie de plénitude affective qui n’existait finalement que dans les contes pour enfants qui faisaient fureur depuis quelques temps dans les milieux aisés et cultivés des cours européennes. Elle voulait enfin comprendre et connaitre la définition de se sentir aimée. Elle sentait clairement au fond d’elle-même qu’elle en avait besoin pour survivre, pour continuer à supporter ce monde qui n’était pas taillé pour elle, par elle. Elle devait enfin vivre. Les abandons, les trahisons, les traitrises successives ou tout simplement les faux sentiments annoncés avaient sérieusement altérés sa foi en elle et surtout envers les autres. Elle aurait aimé aimer mais elle s’en sentait finalement incapable. Comme beaucoup, espérait elle, elle tombait en amour sur des individus qui ne l’étaient pas, ne la voulaient pas ou se jouaient finalement d’elle et de sa situation. Elle voulait du sincère, de l’honnête, du ressenti, du vécu. Et ça n’existait pas. Dans son monde, ça n’existait plus.
Les soirées se succédaient aux journées surchargées. La gestion de son héritage ne lui laissait que peu de temps et malgré les multiples rencontres quotidiennes, rien ni personne ne la faisait vibrer. Elle se sentait vide à l’intérieur, creuse, molle. Elle demeurait évidemment capable de hausser le ton et de forcer la voix. Dans son monde les hommes se montraient encore plus cruels ou violents envers les femmes que dans le reste de la société. Peut être qu’ils cherchaient à cacher une féminité exacerbée, une sensibilité plus développée ou plus simplement le fait que leur métier ne soit considéré que comme une activité ludique et sans peu d’intérêt puisque, finalement, ça n’était pas un travail noble, ça n’était pas un travail qui remplissait les caisses de sequins.
Les miracles n’existent pas, le hasard non plus. Elle avait rencontré des hommes bien sûr, des femmes aussi comme les mœurs de l’époque et de la sérénissime l’y invitait mais les relations dans le monde qu’elle côtoyait n’était que superficielles et uniquement sexuelles pour tout dire. Elle essaya longtemps de se remettre de sa blessure. Elle avait imaginé des milliers d’histoires mais aucune ne lui convenait réellement. Elle baignait en réalité dans un océan permanent de monotonie, de nostalgie de ce qui avait été et qui n’était plus et de ce qui aurait pu ou du être et qui ne sera jamais.
Les saisons passaient et les rencontres s’empilaient. Elle avait vu des corps nus. Elle avait senti les fausses caresses sur son corps. Les baisers du bout des lèvres et sans passion ; La simple vide expression d’un désir momentané et passager et sans véritable issue. Elle avait eu des têtes entre ses cuisses et des langues râpeuses ou chaudes, humides ou rêches, longues ou larges. Elle avait tenu des sexes turgescents et prêts à libérer leur tension. Elle avait mis ses lèvres sur des toisons parfumées des senteurs les plus rares. Elle avait collectionné les prénoms et les situations. Certains se permettaient même dans son dos de critiquer son libertinage. Elle l’était mais par défaut. Elle aurait voulu être la femme d’un seul homme, de celui qui ignorait désormais totalement son existence. Elle aurait aimé être aimée et aimer en retour et vivre une histoire comme dans les livres que les autres ne savaient pas lire. Elle dût se contenter des ivresses des nuits dans les tavernes des corps de passages et pas tous attirants mais il fallait noyer les souvenirs, tuer les images, bruler les icones. Les miracles n’existent pas, le hasard non plus.

Voleur d’ombres (4ème époque, Episode 9) Passaggeri del vento

L’ombre de tous ces hommes qui voulaient décider pour elle, sur elle la poursuivait. Elle avait beau se dire que sa situation lui offrait désormais une position à part dans la cité, elle se savait femme et savait qu’elle le resterait malgré tout aux yeux de tous.

Il y eut tellement de jours avec des pensées lourdes, des absences pesantes et des présences si insuffisantes qu’il était temps sans doute quelque part que les mondes se rencontrent et partent enfin dans le sens des jours anciens. Il y eut les abandons, les rencontres, les souvenirs et les nuits sans sommeil et tout cela n’était que la construction d’un printemps lumineux. La douceur des jasmins disparus offraient, désormais, un véritable vent de fraicheur, un renouveau, une vraie vie que les jours passés avaient rendu triste, monotone, routinière, fade. Enfin, les véritables jasmins fleurissaient et livraient l’intégralité de leur parfum. Enfin, le monde prenait sens, enfin tout ce qui avait été gris durant trop longtemps devenait lumineux et vivant. A force d’être ignoré, elle avait fini par apprendre à vivre sans ce qui l’avait réduite au silence. Elle pouvait enfin reprendre la parole et renaitre dans ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Elle ne racontait jamais cette histoire passée, à quiconque. Elle gardait pour elle enfouie au plus profond cette blessure, cette morsure, cette idée qu’elle avait cru que le jour était venu.


Les voix se faisaient nombreuses, multiples. Dans sa tête des dizaines d’idiomes différents s’entrechoquaient et se renvoyaient la parole les uns aux autres. Les lumières grises des jours d’automne ne l’empêchaient pas d’avoir chaque jour les souvenirs et les blessures qui continuaient à se rouvrir. Elle avait appris à les cacher, à vivre avec les plaies béantes et encore ruisselantes de souffrances non digérées. Ce n’était en réalité que peu de choses. Une rencontre hasardeuse, un sourire maladroit, un désir à sens unique qui devient une sorte d’obligation faite comme une offrande et des messages qui ne firent que la rabaisser, la réduire mais la forcer à rester quand même. Elle se disait que quand il lui faisait du mal, elle ne s’en souciait plus parce que quand il lui faisait du mal, elle se sentait vivante. C’est ainsi qu’elle l’avait vécu et noyée dans ses souvenirs et dans ses pensées, elle déambulait souvent jusque tôt au petit matin en partant après les représentations dans les ruelles de la cité république. Et chaque fois, elle était comme sortant d’un incendie ou d’une tempête. Elle ne savait jamais comment mais elle rentrait de ses errances totalement détruite, décoiffée, les vêtements arrachés ou salis et les différents artifices de maquillage ruisselant le long de son cou. Qu’il pleuve, qu’il vente ou que le temps se montre clément, elle se retrouvait chaque soir dans le même état qu’après ses visites auprès de lui. La confiance en berne, le mépris de soi au plus haut et le physique et l’apparence giflés par l’épreuve.


Elle n’avait jamais aimé l’alcool et pourtant elle errait en quête d’oublis artificiels. L’absinthe était devenue son graal et pourtant, elle détestait ça. Les vents tournaient, les tempêtes s’enchainaient et ses cheveux partaient en tous sens au grès des souffles venus d’ailleurs. Souvent, elle trébuchait sur les pavés mal taillés ou dans un trou creusé par les aqua alta de printemps. Et malgré ses chutes, elle ne se réveillait pas vraiment. Elle savait qu’elle ressemblait à ses êtres inconnus qui arpentent les nuits, à ses buveurs de sang qui fleurissaient dans les légendes ramenées en ville par les marchands ambulants des terres derrière les montagnes. Elle regardait par les fenêtres opaques des bars infréquentables des bas fonds du Cannaregio. Et au travers elle ne voyait que les souvenirs qui n’étaient que plus présents encore. Elle voyait à travers elle-même. Et elle se parlait sans s’entendre et elle se touchait comme si elle le touchait encore, sans ressentir la moindre émotion, sans savoir pourquoi mais elle restait là. Et la nuit l’enveloppait comme il le faisait jadis et la nuit la rejetait comme il le faisait à chaque fois. Et pourtant elle voulait rester encore et encore et elle regardait à travers les passants, à travers les gens, les yeux embués, remplis de vide et de larmes mais elle restait.


Voleur d’ombres (4ème époque, Episode 8) Passaggeri del vento

Elle se disait qu’en restant encore à subir cette souffrance, à supporter l’indicible, le jour viendrait la sauver et lui redonnerait la confiance qu’il avait détruite. Elle se raccrochait à des signes qui n’existaient pas mais qu’elle voulait inventer pour continuer d’avancer à reculons, à l’envers. Elle se sentait si proche de lui alors qu’elle se savait si loin. Elle se voulait toujours dans sa mémoire, dans son quotidien, dans ses pas et dans ses rêves mais elle savait qu’elle n’existait plus pour lui depuis longtemps, si longtemps. Elle avait construit des relations inutiles de quelques heures. Elle avait refusé leurs chances à tout ce que le soleil lui apportait. Elle restait dans l’ombre, elle restait la passagère du vent et pourtant immobile crier intérieurement puisque personne ne l’écoutait plus. Elle s’allongeait sur les pavés humides. L’eau de mer, l’eau de pluie, l’eau des larmes la noyaient à chaque fois mais elle ne savait pas vraiment où elle était ni même qui elle était. Elle aurait pu partir. Peut être même le rechercher ailleurs que dans ses rêves mais elle restait avec les démons qui la brulaient, les démons qui la noyaient, les démons qui la tuaient.

A la fin des nuits, quand les étoiles donnent toute la lumière qu’il leur reste, saoulée par sa propre violence, par sa propre destruction, elle entendait enfin le calme autour d’elle. Personne n’était plus autour d’elle. Ce qui restait suffisait. Elle entendait, au loin, les heures sonner aux différents campaniles de la ville. Et les coups des carillons sur les surfaces des cloches ressemblaient aux chutes des anges sur la terre ou aux coups que chacune des phrases qu’il avait dites lui portaient. Elle avait depuis longtemps oublié la fierté parce que malgré les épreuves, malgré la tristesse, malgré l’abandon, son château n’était pas tombé. Mais regarder les étoiles sans lui était toujours au dessus de ses forces. Toujours au dessus ce qu’elle pouvait supporter. Là, où la vie reprendrait bientôt ses droits, où les marchands de partout chercheraient à faire fortune, là où les pécheurs partis depuis si longtemps viendront vendre au plus offrant le fruit de tant d’heures de mer, là où les forgerons, les cordonniers, les vanniers et les bouchers, les verriers et les bijoutiers, les boulangers et les maraichers prendront place, elle restait. Il y avait au milieu de la mer qui entourait la ville, une immense plaie béante qui restait sombre et laissait sa vie dans l’obscurité. C’était devenu une addiction de penser à lui, une sorte de lumière sombre dans l’obscurité. Même sous la neige même sous le vent, elle se souvenait des étreintes feintes comme des champs couverts de jonquilles ouvertes à tous les vents et brulant sous le soleil de son immense amour. Et lorsque les fleurs du mal fanèrent, elle chercha les jasmins, elle voulait trouver les senteurs du bonheur mais la dépendance était trop forte et malgré tout ce que les hommes peuvent dire, toutes les belles choses que toutes les femmes auraient aimé entendre, il restait sa douleur. Elle tombait, elle s’enfonçait et il ne la sauverait pas. Et si d’autres s’essayaient à sauver l’improbable, cette lumière frapperait l’obscurité de la plaie. Et tomberait aussi longtemps qu’elle s’était vue se vider sans réussir de cette marque. Et si au milieu des rues ou de la confusion, elle restait seule. Elle s’excusait auprès des fantômes endormis de penser à voix haute, de pleurer en silence et seulement d’être ce qu’elle était. Chaque jour, la route semblait de plus en plus longue pour retrouver sa porte et pourtant il semblait qu’elle ne disparaitrait jamais. Elle était là depuis toujours et elle y resterait. Chaque nuit était plus venteuse que la précédente, plus sombre et plus froide et chaque nuit laissait un océan de larmes plus profond encore. Elle avait beau se raisonner, se demander pourquoi elle devait rester là, pourquoi elle devait rester seule sans qu’il vienne la chercher mais elle savait qu’il n’en saurait jamais rien et que tout ce qu’elle aura tenté pour l’oublier, des pires tréfonds aux plus hautes montagnes, n’existerait jamais. Elle revenait toujours, elle reviendrait toujours même après. Elle avait baissé toutes les lumières de sa vie, baissé le son des cris qui frappaient dans sa tête parce qu’elle savait qu’elle ne pourrait pas faire qu’il l’aimât. Il ne l’aimait pas, il ne l’avait jamais aimé et il lui avait montré. Dans ces nuits tristes au milieu des somptuosités du monde, elle avait posé son cœur et lui avait donné. Il ne l’avait pas vu. Il l’avait ignoré.