Pensées et discussions à l’aire de la nationale (74) ou dialogue de l’auto fou

 

Au bout du chemin, le feu était devenu brasier. Tout autour se trouvaient des caravanes, des baraques, des roulottes, des constructions précaires et instables. La musique montait en même temps que la chaleur. Je me garais au milieu des autres véhicules. Ma vieille bagnole rouge cabossée faisait tache au milieu de ces berlines d’un autre âge. J’entrais dans l’empire du kitsch, dans un monde fait de velours et de dorures à bas coût.

Nous sortîmes de la voiture. Le fait que je sois avec Marco, leva vite les suspicions qui se posaient sur moi. Vite, les enfants tournèrent autour de moi, posant des questions toutes plus intimes les unes que les autres et je répondais sans rechigner. J’étais la curiosité du moment, ce fut un court moment où je me sentis important, existé et ça faisait longtemps.

Autour du feu, les hommes étaient assis et chantaient en jouant de la guitare comme je ne le ferais jamais. Les mains et les doigts semblaient voler dans les airs et paraissaient invisibles tant ils allaient vite. Tout autour, les jeunes femmes, dans des robes à falbalas rouges et noires, dansaient comme si leurs vies à tous en dépendaient. Elles étaient toutes sublimes et semblaient vouloir danser même après la fin des temps.

Je regardais Marco qui embrassait et riait avec tous alors que je m’étais posé, seul, face au feu, regardant les flammes et laissant la musique m’enivrer. J’avais faim, j’avais soif, j’avais froid mais je me sentais bien, vivant à nouveau, vivant enfin. Chaque personne qui passait près de moi posait sa main sur mon épaule et me souriait, comme un signe de compréhension, d’inclusion. Le temps n’était qu’une notion abstraite et vide.

Au milieu des flammes, au milieu des chants, des rires, des cris et des odeurs de viandes grillées, je vis Marco qui me cherchait du regard et lorsqu’il me trouva me fit signe de le rejoindre. Il était attablé avec des patriarches de son âge et de son statut, les sages de la tribu. Je ne savais pas trop ce que je devais faire en réalité. Je n’avais pas les codes de cette société.

– Quand il t’appelle, il vaut mieux y aller sans se demander si c’est une bonne ou une mauvaise idée.

Je levais la tête et je tombais sur une des danseuses, en nage, sublime. Une sorte de statue de la renaissance dans la perfection des proportions et du sourire. J’avais déjà vu des femmes superbes mais je crois que là, j’avais face à moi, mon sommet de beauté. Je restais interdit face à elle, totalement interdit face à sa beauté.

– Quando ti chiama, è meglio andare senza chidersi se è una buona idea o una cattiva idea

– Pardon, j’avais compris la première fois, j’étais ailleurs, pardon.

– Tachez de revenir ici parce qu’il pourrait se passer des choses différentes.

Elle partit sans doute pour retourner danser. Elle avait provoqué une sensation disparue depuis longtemps, un gout de vie qui s’écoulait directement vers le cœur et qui rappelait que ce qui avait été tué ne méritait plus de renaitre. Il fallait passer d’un passé brisé à un avenir instable mais il fallait plonger dans le présent à la recherche d’un peu de vie valable.

Je regardais Marco qui me refit signe. Je me levai. Je n’étais pas dans mon monde et il valait, effectivement mieux, que je respecte les règles. En réalité, je n’avais jamais envisagé ne pas le faire. C’était un tourbillon de couleurs, de dorures, de musique, de chants, de danses, de rires, de cris, d’odeurs. Une sorte d’ode à la vie au milieu de nulle part. Tout prenait sens.

Pensées et discussions à l’aire de la nationale (73) ou dialogue de l’auto fou

Nous avions roulé à travers les marais vers des contrées où la civilisation n’existe pas, où les choses restent simples, directes, pures. Je me retrouvais dans mon élément. J’avais erré à travers les ruelles des villes et les églises posées sur les places, entre les bâtiments des cités et les rues des quartiers. J’avais roulé dans la nuit, dans un lieu inconnu qui ressemblait, en fait, à mon quotidien. Je réalisais que la solitude était le seul ami qu’il me restait. Je n’avais de nouvelles de personnes de mon ancienne vie, depuis des semaines, et j’avais traversé les jours en espérant oublier que j’étais seul. J’étais allé d’un endroit à un autre pour trouver le nouveau loup solitaire.

Devant moi se dressait un désert d’herbes hautes et de cours d’eau. La route serpentait au milieu de nulle part et semblait ne pas aller ailleurs. Marco restait impassible à mes côtés, se contentant d’indiquer, d’un geste de la main, parfois, à un croisement, la direction à prendre. Malgré les pleins phares, la visibilité était réduite. Le brouillard montait des marais, la nuit était opaque. L’idée d’un milieu de nulle part ne m’avait jamais paru aussi forte. C’était un de ces lieux qu’on ne voit pas à la télé, perdu, et qui n’existe plus que pour les isolés, les coupés des mondes, les autres.

J’hésitais à accélérer. Je ne savais pas quelle attitude adopter en réalité. Je ne savais pas où j’allais mais désormais, le chemin était simple. Il n’y avait plus de croisements, seulement un chemin de terre sinueux. Le ciel dégueulait des étoiles par milliers. Et, au bout de la route, au bout des mondes, il y avait, quelque part, l’espoir de deviner un lever de soleil et de se dire que, même loin, même au-delà des pensées, je restais debout, même en partant encore plus loin. Je pouvais finalement me permettre de partir sans me retourner, sans être retenu par qui que ce soit, par quoi que ce soit, puisque ce qui me retenait n’existait plus. 

Sur la ligne d’horizon, apparut une lueur hésitante qui se renforçait à mesure que nous approchions.

– C’est là bas.
– C’est quoi ?
– Un feu.
– Et autour ?
– La famille.
– La tienne ?
– Celle qu’on se construit.
– T’es sûr qu’un gars comme moi, ça dérange pas ?
– T’es trop honnête pour déranger.
– Honnête ?
– C’est marqué sur ta gueule que t’es un bon gars. T’as trop morflé pour être une crapule.
– Euh, normalement, les crapules sont des mecs qui ont souffert. Enfin, il parait.

Il tourna son regard vers moi. Je sentais le poids de ses yeux. Je faisais semblant de regarder la route et donc de ne pas remarquer son changement d’attitude.

– Quand tu as vraiment pris des tartes dans la gueule, t’as juste aucune envie d’en remettre. Ceux qui en mettent se servent de ça comme d’une excuse. Y a pas d’excuses. T’es un enfoiré ou t’es un mec bien. Le fait d’être à plaindre, c’est bon pour les victimes. T’es pas une victime quand tu te bats contre ton sort.
– J’ai le droit de ne pas être d’accord.
– T’as tous les droits mais t’es un bon gars quand même, que ça te plaise ou non.

Pensées et discussions à l’aire de la nationale (72) ou dialogue de l’auto fou

 

Il restait prostré, allongé sur le sol de son salon. Le froid de son carrelage ne l’atteignait pas. Il semblait immunisé contre les événements extérieurs. Au dehors, il entendait les secours s’affairer et tenter l’impossible. Il avait volé l’âme, il avait volé la lumière, il était trop tard désormais. Il tenait sa vengeance mais elle lui arrachait les tripes. Il ne voulait pas de cette vengeance. Il s’y était résolu contre lui-même. Il l’avait fait parce que c’était une évidence. Elle n’était pas là par hasard. Son retour signifiait qu’il fallait en finir et il n’y avait pas d’autre fin possible. Il resta allongé sur le sol et leva la main droite comme pour toucher le visage qu’il voyait se dessiner sur son plafond. La douleur dans sa poitrine devenait insupportable. Elle lui déchirait le torse. Il ferma les yeux.

La musique des sirènes se rapprochait et devenait plus forte, plus intense. Comme la dernière fois, il sentait vibrer en lui les derniers battements de cœur. Cette fois, ce n’était plus le choc dans la poitrine d’un cœur inconnu. C’était les derniers soubresauts d’un cœur qu’il avait adoré mais qui n’avait jamais battu pour lui. Il voulait oublier cet amour qu’elle avait tué. Il voulait se dire que les images qui le hantaient disparaitraient à tout jamais. Il savait maintenant que son corps qui s’effondre sur le bitume, cette mort instantanée, cette fin, le poursuivrait au-delà de sa propre existence. Depuis des mois, la vie d’Elisa l’accompagnait, le pourrissait, le méprisait. Désormais c’est sa mort qui serait perpétuellement sur son chemin.

Durant des mois, il avait cherché toutes les émotions positives qu’il pouvait garder de cette histoire. Il se remémora tout ce qu’il pût, seul, en tournant dans son salon. Chaque souvenir, les voyages, les nuits, les rires lui revinrent et, à chaque fois, il ne pouvait s’empêcher de se dire que tout cela avait été simulé. Il avait voulu se dire que non, mais la réalité le frappait en plein visage à chaque fois. Elle ne l’avait pas aimé.

Les bruits de la rue d’un dimanche matin montaient jusque dans son appartement. La fenêtre, malgré le froid et la pluie, était restée ouverte. Il ne trouvait plus la force de se lever, il ne trouvait plus l’envie de se lever. Depuis qu’elle l’avait quitté, ses journées étaient rythmées par l’attente d’un appel, d’un signe, d’une attention, qui n’était jamais venu. Aujourd’hui, il prenait conscience que tout cela n’arrivera jamais et que son attente, son espoir, étaient morts en même temps qu’elle. Il savait qu’ils étaient passés à côté de l’essentiel. A force de tourner les pages, de changer les livres, les mots se sont vidés de leur sens et l’image floue d’un passé heureux disparue, remplacée par un présent sombre, triste, solitaire.

Il était à moitié nu sur le sol. Il tanguait. Il se croyait tantôt sur une route déserte au milieu de nulle part, tantôt sur une plage surplombée d’un parking dans lequel errait une voiture rouge avec un homme et son bonnet jouant de la guitare, assis sur le capot. Il divaguait et voyageait mentalement dans des lieux inconnus, dans des mondes imparfaits mais tout était bon pour ne pas se focaliser sur les équipes de secours qui, au dehors, tentaient de ranimer Elisa alors que tout était déjà fini. Chaque seconde le ramenait, lui, à la vie. Il reprenait des forces qui l’avaient abandonné depuis si longtemps. Aujourd’hui, définitivement, il était mort en dedans mais vivant en dehors. Il ne savait pas si ce serait mieux qu’avant, le manque serait énorme de toute façon mais, au moins, il y avait désormais un mais…

Pensées et discussions à l’aire de la nationale (71) ou dialogue de l’auto fou

 

Les yeux perdus dans le brouillard des larmes de celui qu’elle avait brisé, elle comprit que c’était la fin de son chemin. Elle n’avait rien accompli finalement et sa seule gloire aura été de détruire un amour imparfait et de sauver l’âme d’un clochard en perdition. Elle avait aussi sauvé la vie d’un chat. C’est important les chats. Elle ne savait pas pourquoi aujourd’hui, elle avait ressenti le besoin de le revoir. Elle l’avait évité pendant des mois. Elle l’avait ignoré et parfois même, volontairement, elle faisait en sorte qu’il se souvienne d’elle et qu’il en souffre. Elle s’était satisfaite plus d’une fois de ressentir la souffrance diffuse dans les airs. Les larmes et les remous dans l’estomac qu’elle savait lui provoquer. Elle avait retiré une certaine jouissance à savoir qu’il souffrait et elle avait même cherché des moyens d’accentuer cette douleur. Ce n’était pas tant qu’elle lui voulait du mal mais le savoir encore piégé lui donnait une force intérieure plus grande. Elle était la source des souffrances de quelqu’un quelque part et elle en jouissait. Peut être une dérive sadique en elle qu’elle se retenait d’exprimer totalement mais elle avait longtemps senti ce vent la pousser dans son dos et lui donner la force d’affronter de nouveaux pièges. En réalité, plus elle le détruisait à distance et plus elle se sentait vivre et forte. Elle le vidait de sa force vitale pour construire une vie qu’elle n’avait pas eue.

Il n’y eut pas un bruit, pas de détonation ni d’explosion. Elle sentit soudain que toute cette énergie vitale s’échappait d’elle. La fuite devenait torrent puis ruisseau, rivière, fleuve, mer et océan… Elle se vidait. Elle ne voyait pas de sang couler. Elle ne comprenait pas ce qui se passait mais elle partait. Elle voulut s’asseoir, reprendre son souffle. Elle n’avait sans doute pas assez dormi et le stress de la campagne l’avait forcément épuisé. Elle chercha un mur pour s’y appuyer, elle chercha un moyen de tomber sans se blesser, elle chercha un moyen de rester vivante, c’était trop tard. Elle continuait cependant à regarder le dernier étage de l’immeuble et elle voyait qu’il ne la lachait pas du regard. Il était simplement en train de récupérer tout ce qu’elle lui avait volé mais en reprenant son bien, il prenait aussi ce qu’elle avait. Elle comprit qu’il se vengeait, qu’il avait enfin la possibilité de réparer ses propres blessures. Elle ne savait pas comment, elle ne comprenait pas comment mais sa gorge était sèche, ses muscles vides, ses pensées floues, désordonnées, confuses. Elle voulait résister mais tout était plus fort qu’elle. Elle ferma les yeux comme pour trouver un sursaut, un souffle, une énergie qu’elle sentait encore fuir son corps de partout. Elle n’eut plus la force de les rouvrir. Elle l’avait vu à sa fenêtre et c’était la dernière image qu’elle aurait. Elle n’avait plus de force. Elle aurait voulu crier, sortir de la prison de son corps, pleurer mais rien n’était possible. Elle était maintenue debout par un fil invisible qu’il semblait tenir depuis sa fenêtre. C’est lui qui déciderait du moment où il romprait le lien. Elle avait tout fait pour briser ce lien et c’est maintenant, pourtant, qu’elle voudrait qu’il soit fort comme jamais mais il était trop tard. Il s’était senti abandonné, humilié, détruit, il ne pouvait plus revenir en arrière. Intérieurement elle comprenait qu’il ne l’aiderait plus, qu’il ne la soutiendrait plus et que tout était fini mais l’instinct de survie, l’espoir, encore l’agitait mais il était vain. Elle tomba.