Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (49) ou dialogue de l’auto fou (c’est long et c’est même pas fini)

Ses yeux n’avaient pas lâché les miens et ma nudité ne semblait pas lui poser problème. J’eus même l’espoir qu’elle ne s’en souciait pas. J’étais trempé, propre mais nu. Je ne lâchais pas la bouteille, conscient qu’elle me donnait une constance et un alibi pour ne pas entreprendre quoique ce soit. Elle se rapprocha encore, alors que nous étions déjà au-delà de ce que je supportais habituellement. Ses lèvres touchaient presque les miennes.
– Danse avec moi.
– Je suis quand même un peu à poil, là.
– Danse. Je veux danser avec toi.
Elle posa ses mains sur mes épaules. La bouteille dans la main gauche, retenir la serviette pour cacher ce qui pouvait encore l’être avec la droite, je ne pouvais pas vraiment poser mes mains sur elle. Je ne savais plus réellement si c’était une bonne chose ou pas. Ses mains se serrèrent derrière ma tête et elle posa la sienne sur mon épaule. J’avais tous les effluves de ses cheveux qui me sautaient au visage. Nous bougions à peine. La guitare sèche et la voix du chanteur enveloppaient nos corps d’un fin tissu de douceur ouatée. Seule la lune nous éclairait mais je sentais James s’abandonner pour la première fois, vraiment. Elle lâchait prise alors que je restais désespérément raide. Je ne savais pas à quoi elle voulait jouer et cette situation me stressait. Il fallait que je sois, enfin, dans la situation. Derrière elle, je relevais la bouteille et but plusieurs gorgées, sans prendre conscience du compte, cul sec. Elle se saisit de la bouteille et en fit de même. Les yeux dans les yeux, je décidais de finir la bouteille afin d’accélérer le processus. Je lâchais la serviette et la bouteille vide sur le sable encore chaud.
Je m’autorisais à poser mes mains sur elle. Sa robe était tellement légère que je sentais la chaleur de sa peau sous le tissu. Les effets de l’alcool, la puissante douceur de son parfum m’enivraient déjà. Je sentais que je m’abandonnais enfin. Je posais ma joue sur ses cheveux pour profiter de son parfum, de sa chaleur et d’avoir, à nouveau, un corps près de moi. Les éléments tournaient en spirales au dessus de nos têtes. Les étoiles, les nuages, les images des passés morts, tout partait à vau l’eau, au dessus de nous, comme une tornade dont nous étions l’œil. Les éléments se retrouvaient prisonniers dans ses cheveux lâchés au vent. Elle voulait juste être dans des bras rassurants et il fallait que, pour une fois, je sois à la hauteur de la demande. Il fallait construire un moment rien qu’à nous, sans contraintes, sans personne. Juste nos deux fêlures qui se répondent et s’annulent à force de s’affronter. Juste un instant où l’un protège l’autre sans rien attendre en retour, juste ce moment où rien ne gêne.
Et je me disais que je ne voulais pas danser. Je voulais juste vivre ce moment comme si demain n’existait pas. M’enivrer d’elle jusqu’au matin et recommencer la vie là où je l’avais laissée. Je voulais voler, collé à elle, et laisser les cordes de la gratte me piéger et m’enserrer. Je devenais prisonnier de tout cela et j’en devenais accro. Ne plus regarder en bas, ne plus regarder derrière, s’accrocher aux branches et passer de l‘une à l’autre pour avancer. Et boire à nouveau. M’enivrer d’elle et de mauvais alcools pour tout oublier, pour vivre enfin comme si tout ce qu’il y avait avant, n’existait plus. Sous mes doigts, je sentais la peau de son dos dénudé. Elle était forcément douce, forcément chaude et je me disais que j’aurais même surement adoré la baiser parce qu’elle dégageait en cette nuit, tout ce qu’on attend, finalement, d’une femme. Douce et entreprenante, sage et totalement délurée, le chaud et le froid, mais je renforçais plutôt l’étreinte. J’avais besoin de sa présence pour renaître et je sentis dans sa façon de me tenir qu’elle attendait la même chose de moi.
La nuit était sombre.
La lune criait sa présence.
Nous avions posé nos ombres,
Et les restes de nos enfances.
J’ouvrais enfin les yeux.
Je voyais le monde que je fuyais
Autour de moi, tout tournait
Comme si ça allait mieux
Et malgré toutes les cicatrices,
Malgré toutes les blessures
Même au bord du précipice,
Même sous la torture,
Engagé dans les méandres
D’un monde condamné,
Je refuse de descendre
Et je ne vais pas me tuer.
Je suis saoul, enivré de toi
Je suis à bout, vidé de toi
Je garde les marques du passé
Mais je ne me suis pas tué
Je devine sous ses doigts
Que la vie revient
Je crois que cette fois,
J’aime ce que je deviens.
Et je prends le moment
Comme si demain n’existait pas
Et je prends le temps
Comme si hier n’existait pas
Je dois garder les yeux bien ouverts
Je dois me souvenir de ça
Me souvenir encore de toi
Comme avant gout de l’enfer
Et m’envoler plus haut
Comme si c’était la dernière fois
Et sortir plus fort, plus beau
Parce que tu ne seras plus là.
Je suis fou, totalement de toi,
Tu étais tout mais tu n’es plus là,
Et mortellement blessé
Je refuse, je ne me suis pas tué.
Je suis en dessous de tout, de toi
Tu es partout mais plus avec moi
Et même si je me sens écartelé,
Je ne me suis pas tué.
La voix du crooner résonnait encore plus fort. Les accords de guitare tapaient sur nos cœurs à vif. Nous ne bougions quasiment pas. Juste elle, dans mes bras, la tête posée sur mon épaule. Je regardais au dessus d’elle. La joue posée sur ses cheveux. Ma vue se brouilla. Je sentais ses larmes tomber sur ma peau et glisser le long de mon corps. Elle pleurait, plus encore que je ne le pouvais, plus encore que je ne l’avais fait. Les digues avaient cédé. Nous étions serrés, enlacés, encastrés et nous pleurions. Ensemble, enfin ensemble. En équilibre sur ce fil, au dessus du ravin, balayés par la tempête de nos cœurs, je la retenais de la chute autant qu’elle me retenait de la chute. J’avais voulu retenir mes larmes, j’avais encore voulu me montrer fort, solide, lui montrer qu’elle avait raison de se lâcher, entre mes bras, que j’étais là pour elle, imperturbable, inamovible mais mes yeux ne pouvaient plus rien retenir. Elle pleurait et je ne pouvais pas faire autre chose. Son corps s’abandonnait dans le mien. Son âme semblait se fondre à la mienne. Nos douleurs se confondaient en un déluge salvateur. J’avais besoin d’elle, j’avais eu besoin d’elle, et je compris, enfin, qu’elle aussi, avait eu besoin de moi pour exorciser, je ne sais quelle douleur et je ne voulais pas le savoir, finalement. J’avais été utile et cette sensation m’était plutôt inconnue jusqu’alors et j’aimais cette sensation. Elle m’avait sauvé la vie et j’avais envie de croire que j’avais fait pareil pour elle, même si ça n’était qu’inconscient, involontaire.
Dans ma tête, les idées s’enchaînaient. Les images qui brûlaient, la mémoire qui se nettoyait, une mise à blanc de toutes les données, vierge à nouveau, prêt pour une nouvelle vie. Ses larmes avaient nettoyé les écuries de ma vie. Et j’avais envie de croire que les miennes avaient purgé son existence. Nous avions été le nettoyeur de l’autre et nous restions plantés sur le sable, dans la nuit, à imaginer toutes nos blessures partir vers d’autres ailleurs. Et plus rien à foutre de toutes celles qui m’avaient piétiné, de la dernière qui avait fini au lance flammes les destructions précédentes, la reconstruction débutait. Au loin, des sirènes de pompiers hurlaient. La mer chantait son murmure répétitif. La peine dans la voix qui sortait de l’auto radio faisait écho à ce que nous laissions s’échapper de nous. Tout devenait libération. Je n’avais pas été aimé, elle n’avait pas aimé et ces deux peines conjuguées partaient rejoindre les étoiles portées par les larmes. Mon absolu ne trouvait pas d’écho en ce monde mais je ne pourrais jamais me résoudre à vivre l’amour comme une affection. Je n’avais pas envie d’être une tablette de chocolat, elle n’avait pas envie d’une tablette de chocolat. On cherchait mieux, on visait plus haut. On restait chacun dans sa solitude.

Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (48) ou dialogue de l’auto fou

Le sable se collait sur mes pieds. La remontée me semblait chaque fois plus difficile que la veille et cette fois, je ne connaissais pas la plage. Je n’avais pas mes repères. La remontée me sembla interminable et j’arrivais les cheveux secs à l’endroit où enfin je voyais la voiture. Je m’arrêtais et regardais face à moi. A sa place, assise sur le capot, James tirait sur sa cigarette. Les aspirations allumaient le bout rouge et éclairait une partie de son visage. Je ne la distinguais pas mais je savais que c’était elle. Je ne l’avais pas vu durant tout ce voyage. Elle était là et je ne me souvenais même plus comment elle était arrivée là. Elle faisait partie désormais de ma vie qui partait en lambeaux et qu’il allait falloir recomposer. J’hésitais à m’avancer. J’étais encore assez loin pour penser qu’elle ne m’avait pas vu et puis, je savais qu’elle ne serait pas choquée par la vue d’un homme nu, se cacher n’aurait pas de sens et je n’allais pas rester à poil indéfiniment.
J’hésitais cependant et chacun de mes pas était lent, mesuré. A mesure que j’approchais, j’entendais une musique monter et son visage devenait de plus en plus visible. Tenu par toutes ses leçons d’éducation, je me sentais mal à l’aise d’être ainsi. Je m’arrêtais et je me dis que le simple fait d’être gêné alors qu’elle m’avait vu me décomposer, qu’elle m’avait vu vraiment à nu, dépouillé, détruit montrerait que je n’étais pas sauvé et je me voulais vivant.
La musique devenait enveloppante à mesure que j’avançais. Comme si nous n’étions jamais revenus du château des songes, la ballade sirupeuse italienne résonnait. Entre ses jambes, trônait une bouteille de whisky, elle leva les yeux vers moi. Elle portait une robe légère rouge avec des points noirs que je n’avais jamais vue mais je ne la regardais pas. Je m’étais décidé à passer à côté d’elle, d’entrer dans la voiture et de m’habiller comme si tout était normal. C’était le meilleur moyen de montrer que tout allait bien. Je me retenais pour ne pas accélérer le pas, donner le change. Elle tendit alors vers moi la bouteille.
– Bois…
– Je vais, peut être, enfiler un truc avant
– Bois…
Je n’aurais pas le dernier mot, je le savais. Je m’approchais, je saisis la bouteille, et prit une rasade. C’était un whisky de bien meilleure qualité que ce que j’avais réussi à me procurer jusqu’à maintenant.
– Bois…
– Tu veux me saouler ou quoi?
Elle ne répondit pas. Elle se leva et se dressa face à moi.
– Bois…
Je remis le goulot de la bouteille sur mes lèvres. Elle leva la bouteille en soulevant le fond du bout de son index et de son majeur. Je bus ce que je pus mais le trop plein coula le long de mon menton. Je ne pouvais pas tout boire. L’italien de la chanson construisait son crescendo et elle était tout près de moi.

Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (47) ou dialogue de l’auto fou

J’avais récupéré d’improbables ouvrages dans les boites à livres de la place du marché. J’étais parti chercher de quoi manger et de quoi boire et en passant, je me suis dit que ce casier en forme de livre ouvert devait bien contenir quelques trésors. Trop souvent j’avais entendu des choix imposés sur ce que je devais lire, faire, écrire, penser. Au début, je m’évertuais à répondre aux attentes et puis, avec le temps, et voyant que cela ne me rapportait rien finalement, je décidais de faire le contraire. Par esprit de contradiction, j’avais refusé de lire Proust, j’avais refusé d’aimer celles qui m’auraient correspondu, pour me jeter à corps perdu dans des histoires mortes avant de naître, j’avais fui les amitiés. Je m’étais construit dans le refus de faire ce qu’on attendait de moi et chaque fois que les étoiles s’alignaient, je créais l’éclipse.
Le sable était chaud. Etre allongé, les pieds dans l’eau, était un plaisir simple mais tellement fort. Les petits plaisirs devenaient des festins tant ils avaient été rares. Il n’y avait personne sur la plage et je ne savais même pas où nous étions. J’avais vaguement repéré le nom d’un village improbable. James avait surement roulé longtemps et j’avais dormi encore plus longtemps. Nous devions être un jour de semaine, nous ne devions pas être en période de vacances scolaires. Les rues étaient vides, la plage encore plus.
James n’était nulle part et j’attaquais la lecture des livres gratuits. Plus j’avançais dans les pages et plus je comprenais pourquoi ils étaient offerts.
Malgré l’âge, les épreuves, la destruction, j’avais toujours l’impression qu’on s’adressait à moi comme à un enfant, comme si, toute ma vie, je resterais un enfant, un inférieur. Je me disais que je ne devais pas faire adulte. Ni physiquement, ni dans le comportement. Je pouvais m’endormir là. J’étais seul. Tout, autour de moi, avait pris la fuite. J’étais devenu une sorte de malédiction.
Sans que véritablement, je m’en rende compte, il faisait nuit. Encore une journée où ma seule nourriture fut du whisky chaud et je n’avais pas faim. Personne n’était venu. Il faisait nuit et comme d’habitude, je profitais de l’obscurité pour me laver dans l’eau de mer. J’avais de moins en moins de savon, il faudrait que j’essaie d’en retrouver un autre et je n’avais aucune nouvelle de James. Chaque soir, je trouvais l’eau plus froide que la veille et chaque soir, je m’efforçais quand même de rester propre. Chaque fois, c’était une sorte de renouveau, de purgation de tous mes crimes. J’avais peu d’occasion d’être nu et ce moment entre la lune, la mer et moi restait un privilège. Une fois habitué à la fraîcheur de l’eau, elle paraissait même agréable. J’aimais prendre mon temps. Je savais que l’eau de mer était déconseillée mais je n’avais pas le choix. J’étais libre de toutes les chaines. Rien ne me retenait plus à rien. Je n’avais que des tonnes de passés mais plus rien désormais ne m’y ramenait.
J’étais nu et je sortais de l’eau salée, rafraîchi, propre, abandonné. Marcher dans le sable encore chaud, nu, pour regagner la voiture avait un gout de liberté et de transgression savoureux. Chaque nuit, je remontais vers la voiture, les dunes artificielles qui protégeaient le littoral et chaque nuit, qu’il vente, qu’il pleuve, je le faisais nu parce que ça me donnait l’impression d’être encore vivant, d’être même encore un objet sexuel, d’avoir une existence corporelle.

Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (46) ou dialogue de l’auto fou

J’avais regardé les arbres défiler, les nuages traverser mon écran personnel. La pluie continuait de ruisseler le long de la vitre de la voiture.
Elle roulait sans se soucier de moi. Elle m’avait déjà oublié. Sa mission était accomplie, sans doute.
Les kilomètres s’enfilaient et m’éloignaient de là où j’aurais voulu mourir. Je serais mort entre ses cuisses, je serais mort dans sa crinière, je serais mort entre ses mains. Je mourrai ailleurs, plus loin.
Maintenant, la tragédie avait atteint son acmé et il fallait la transition, le calme après les tempêtes dans mon crane. Avant la fin, il restait quelques petites choses à vivre, même si ça ne ressemblait plus à ce que j’avais rêvé.
Je regardais les gerbes d’eau provoquées par la voiture, s’écraser sur le bas côté. Les éclaboussures frappaient les talus.
La nuit devenait mon allié parce que les jours sombres allaient s’enchaîner.
J’aurais voulu présenter des excuses au monde, j’aurais voulu dire tellement de choses qui restaient bloquées. Je ne parlais plus aux gens depuis tellement longtemps désormais que je me demandais même si je savais encore parler. Je vivais seul depuis si longtemps, sur les aires de nationale, à ressasser des souvenirs qui n’étaient, peut être, même pas les miens, que le contact humain lui même me faisait peur.
Il me restait James. Je n’avais jamais osé lui demander son nom. J’avais peur de la choquer, de la gêner. Elle ne m’avait jamais demandé le mien, alors je m’étais dit que ça serait inconvenant, déplacé. J’avais peur qu’elle prenne cela comme une intrusion dans sa vie. Je ne savais rien d’elle et elle ne savait de moi que ma détresse. En cet instant, j’avais envie de lui montrer autre chose de moi. J’avais envie qu’elle me voit comme quelqu’un de spirituel, d’intelligent, de cultivé peut être même de drôle, qui sait… J’avais envie de me faire pardonner de tout ce que j’avais fait, de tout ce que j’aurais dû faire et que je n’avais pas réalisé. J’en étais incapable comme tant d’autres choses.
Au loin, dans les champs, perdue, je voyais une lueur cligner et je priais cette lumière. Je n’avais jamais cru en dieu mais je croyais en cette lumière. Il me fallait m’accrocher encore à quelque chose. Un souvenir de civilisation.
Mes yeux lâchèrent ce qui leur restait de larmes mais il n’y avait plus de douleurs, seulement un reste de peine, le souvenir de ce qui était gâché, de ce qui était perdu.
Mais j’allais bien.
Il n’y avait plus rien à briser de toute façon puisque tout était déjà dévasté. Mes yeux me semblaient exorbités. Ils me transperçaient. Je demandais le chemin à la lueur au fond du champ, qu’elle m’indique enfin la lumière du bout du tunnel.
La pluie semblait avoir redoublée. Les balais des essuie glaces rythmaient le trajet.
Elle avait décidé d’aller le plus loin possible, comme s’il fallait me sauver encore de moi-même. Et je suivais le chemin. Je subissais encore.
Mon ventre était troué et le vide ne se remplissait jamais. Au delà de la boule, c’était un vide qui se creusait, une béance qui s’amplifiait, une cicatrice qui s’élargissait et il fallait vivre avec ça. Cette douleur demeurerait permanente désormais et il faudrait vivre avec ça parce qu’elle ne partirait plus, elle.
Cette fois, il aurait fallu être sublimes, il aurait fallu que notre amour soit plus fort que moi mais il n’y a que dans les livres pour enfants où, à la fin, le gentil part, héroïque, dans la nuit douce et chaude.
J’étais en boule, dans la nuit, sous la pluie, dans une voiture pourrie, le visage démonté par les larmes que je ne contrôlais plus depuis longtemps. Loin d’être un héros, loin d’être.
Je voyais les poteaux électriques du bord de la route se succéder devant moi, à vive allure. La voiture traversait un mur de pluie, en asséchant la route. L’eau était éjectée sur le bas côté et j’avais l’impression que tout allait de plus en plus vite. Toutes mes blessures étaient rouvertes, toutes mes souffrances amplifiées mais j’allais bien. Il fallait que j’aille bien.
La lumière en moi était éteinte depuis trop longtemps et je ne pouvais pas me faire aimer si elle ne voulait pas. J’aurais juste voulu dire pardon pour ce que j’ai fait. J’avais fait tellement d’erreurs, mais un jour, je serai grand.
J’avais froid. J’étais en nage à force de brûler. Je croyais avoir faim, je n’en savais rien. Les derniers feux de nostalgie du temps d’avant, du monde quand il était éclairé, de mon monde quand il avait un sens, m’arrachaient ce qu’il me restait de survie. Je n’avais pas dormi depuis trop longtemps. J’avais conduit sans relâche pour finir ridicule devant une fenêtre fermée. Pour être nu. Pour être celui qui ne sait même plus comment dire je t’aime.
Je me sentais partir. Mais plusieurs fois, les images que je ne voulais pas voir, me giflaient et me ramenaient à la surface.
Les lignes blanches de la route avaient ce côté hypnotique qui oblige à les regarder. J’étais tellement dingue de ce fantôme que les flammes de l’enfer et du désir ne m’atteignaient même plus. J’étais immunisé, vacciné, purifié. J’étais immortel parce que déjà mort.
Mais j’allais bien.
Les rubans de soie rouges volaient en tous sens. Les succubes en robes bleu pale agitaient les foulards pour en faire des cercles de douceur. Les étoiles entamèrent leur symphonie et tournaient tout autour de moi.
La lumière me brûlait les yeux. Je n’arrivais pas à les ouvrir. Mes mains, dans un geste d’auto défense, se posèrent sur eux. Je m’habituais lentement à cette clarté. Devant moi, la mer semblait immobile. Le sable reflétait les éclats du soleil.
J’avais beaucoup de mal à discerner la forme posée sur le capot mais je savais que c’était James qui se grillait une cigarette. J’ouvris, sans sortir, la porte. Elle ne montra aucun signe en ma direction.
– On fait quoi maintenant?
Elle se retourna brusquement vers moi et resta quelques secondes, ses yeux plantés dans les miens, comme si elle attendait que je réponde à ma propre question.
– Ça va dépendre de toi maintenant, petit bonhomme. Y a plus rien à faire. Tout est fait. Il n’y a plus rien à dire, il n’y a plus rien à faire. Tout est parti. Ton cœur est brisé. Ton corps ne va pas vraiment mieux avec le traitement que tu lui infliges. Tu comptes aller jusqu’où dans la destruction? Parce que là, il n’y a plus rien à détruire et la prochaine étape ce sera de me détruire moi et là, mon petit bonhomme, je te le dis tout de suite, t’es pas de taille.
Je décidai de sortir de la voiture. J’avais beaucoup de mal à marcher à force de dormir dans des positions improbables sur le siège passager. Je me plaçais à l’avant de la voiture et je restais debout, face à la mer. Elle s’était retournée. Elle tirait sur sa clope nerveusement en regardant le plus loin possible dans l’horizon.
– On arrive au moment où si tu veux vivre, il va falloir le décider.
– Vivre, je ne sais pas mais aller mieux, il va falloir.

Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (45) ou dialogue de l’auto fou

step 9
Et voilà… Le clap de fin a claqué sur une décennie de bas et de bas. Les souvenirs se sont estompés à coups d’indifférence et de balles tirées dans le cœur à bout portant. Douleurs qu’on ne peut partager. Il faut garder le positif, la lumière, le plaisir pour construire de nouveaux châteaux sur des fondations moins pourries mais le plaisir, ça aurait été d’être aimé. Mais puisque ça n’était pas le contrat, puisque ça ne faisait pas partie du deal, finalement, ça ne blesse plus vraiment. Si vraiment, j’avais pu signer ce contrat avec le diable, j’aurais exigé qu’on échange les rôles, que tu te brûles d’amour, que tu te consumes d’absences de l’autre, que tu te détruises par le mépris et que tu ne reçoives que des tablettes de chocolat Lindt aux noisettes. Mais le diable, lui aussi, était aux abonnés absents.
Maintenant que tout cela disparait, je peux gravir ces montages, traverser ces océans, me jeter du haut de ces immeubles et rouler le long de ces pentes. Les poids, les entraves, les fardeaux ne sont plus que fumées, vents et tout le monde les aura oubliés dès la fin de leur passage. Le passage est fait, l’oubli peut arriver. Les souvenirs ne sont que des chaînes qu’on se construit soi même pour éviter de vraiment tourner la roue. Et là, je tourne, encore et encore, à en perdre l’équilibre, la tête… Et je tourne…
Il ne fallait pas se blesser mais les trous sanglants sont profonds. Ils traversent même les chairs, les murs, les années. Il n’y a plus de raisons de donner corps à du désincarné. Ressasser en boucle des images que je croyais vraies et qui ne sont en fait que simulacres, simulations, mensonges et trahisons et les laisser frapper les portes et les murs de toutes les pièces de mon château, jusqu’à rompre les digues, pour devenir un nouveau feu destructeur et après… Continuer à tourner encore dans la ritournelle de ces faux souvenirs. Et sentir à nouveau battre ce cœur, le sentir frapper comme les coups des canons sur les plaines, et exploser dans cette poitrine affaiblie comme les corps projetés, éparpillés. Mais quand tout est parti, tout est dit.
Il n’y aura jamais assez de temps pour tout oublier et pour se dire que ce que je prenais comme une sorte de bonheur, n’était qu’illusion et que seul, je n’avais pas la force de construire à deux. Et maintenant, je sais que du haut des gratte ciel, du plus profond de ma mélancolie, je peux à nouveau ouvrir les bras et accueillir la souffrance du monde parce que ce n’est plus rien à côté du couteau qui tourne éternellement dans la plaie béante. Ce n’est rien parce que je ne vis pas les autres souffrances et que la mienne est trop lourde à gérer alors elle meurt parce que je cesse de la nourrir.
Il ne reste plus que les messages laconiques annonçant des ruptures au profit d’autres de passage, il ne reste que les insultes parce que les heures ne sont pas assez nombreuses, les nuits sans sommeil parce que la conscience de ne pas être essentiel était plus forte. Tout ce que j’avais est parti en un fil striant le ciel. Et frapper, fort, lourd, dur mais frapper… Evacuer, recracher, vomir, purger tout ce qui ne sert plus à rien maintenant. En fait, tout. Tout rendre aux étoiles et leur dire qu’elles gardent tout ça à jamais, que je n’en veux plus, que ce n’est plus mon histoire, que ce n’est plus à moi. Que ça n’existe pas. Ne plus pleurer puisqu’il n’y a plus rien à pleurer et voir les souvenirs pour ce qu’ils sont, des illusions, du non vécu, du rêve et la vie est un songe.
Cesser de penser, cesser de voir les images qui détruisent ce que nous avions qui paraissait unique mais ce n’était que des châteaux de sable, que la première marée, le premier vent a balayé et dispersé en poussière d’ange. Ailleurs, partout, nulle part.
Il peut désormais à nouveau neiger. Il n’y a plus de dettes, plus de souvenirs, il n’y a que les pages rendues blanches, cornées, salies, souillées, vides… mortes. Et qu’il faut ressusciter avec du vrai beau, du vrai incarné, de la vraie vie ressentie et plus les croyances d’une autre religion.
Sur les vitres, roulaient les gouttes de pluie que je regardais sans les voir. Elle roulait vite. Les arbres striaient le ciel étoilé. Comme à chaque fois, nous n’avions pas de but commun. Elle allait où elle voulait. J’avais choisi le château, le pèlerinage, elle pouvait bien choisir la retraite, l’ermitage. C’était le véritable trajet vers la rédemption, la renaissance. Tout était fini et les pensées terminaient de s’entrechoquer. Elles revenaient pour la dernière fois comme un testament, comme pour boucler la boucle, pour en finir avec les cercles dantesques. C’était le neuvième, c’était le dernier et le grand cahier pouvait finir sa vie dans un immense brasier, c’était désormais le tour d’un nouveau cahier. La couverture était neuve et jolie, les pages douces et immaculées, même le son du papier sous les doigts avait la douceur des plus beaux jours d’été. La vie reprenait enfin ses droits. J’allais enfin pouvoir m’autoriser à être un peu heureux.

Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (44) ou dialogue de l’auto fou

step 8
Il pleuvait. Il faisait nuit. Seule la lumière de son salon tenait mon regard. C’était un adieu et je le savais. Il fallait que le monde poursuive sa course, que chacun reprenne sa marche en avant. Bêtement, égoïstement, j’espérais lui manquer. J’espérais que sa vie sans moi serait fade, triste mais vite, revinrent vers moi les images de mon remplaçant et je savais qu’il la faisait rire, qu’il la faisait jouir et que je n’étais déjà plus dans ses pensées.
J’avais brûlé les idoles, les sirènes et les licornes. Et même s’il ne subsistait que le négatif, j’avais envie de dire que ça me manquait. Que cette histoire valait la peine. J’avais envie de me dire ça mais je ne me croyais pas moi-même. La frontière entre l’amour et la haine est si ténue que j’avais l’impression d’être en permanence en équilibre sur le fil qui délimitait les deux faces et j’attendais que le vent me pousse d’un côté ou l’autre. Il me fallait venir à bout de tous ces obstacles que je m’étais moi-même créés. Mes rêves, mes utopies, mes exigences, mes folles espérances devaient retourner dans leur monde onirique.
Et si j’avais pu, j’aurais, encore une fois, quand même, gravi ces montagnes. Je n’avais plus mal. Je pouvais partir. Je tournais la tête et regardais, par en dessous, à travers la vitre du conducteur. Elle était appuyée sur la portière, de dos. Elle fumait. Elle fumait trop, beaucoup, et je savais que c’était ma faute. Elle fumait toutes les cigarettes que je m’interdisais désormais de griller. Elle sentit mon regard se poser sur elle. Elle jeta la cigarette et l’écrasa sans se tourner vers moi. Elle expulsa les dernières fumées tabagiques de ses poumons, vers le haut, comme pour faire un halo autour de ses cheveux bruns, bouclés, décoiffés, en pagaille même, qui tombaient nonchalamment sur ses épaules. Lentement, comme dans les films de série B, elle se retourna et planta ses yeux verts que je trouvais trop maquillés, dans les miens.
J’aurais dû tomber amoureux d’elle. Elle avait la beauté indéfinissable de ces femmes qui ne seront jamais mannequins mais qui hanteront à jamais les rêves. Elle avait un corps de danseuse sous des vêtements trop amples, volontairement trop amples. Chacun de ses gestes semblait construit par un marionnettiste, un metteur en scène. Il ne semblait pas y avoir de hasard dans sa gestuelle. Il n’y avait pas de hasard dans ses pensées. Sans doute que j’avais mis inconsciemment une barrière entre elle et moi. Elle me paraissait beaucoup trop bien pour être avec un mec comme moi, sans avenir, avec trop de passé, sans attaches à l’exception d’une voiture pourrie, et des cicatrices partout sur le corps encore ouvertes et suintantes.
Elle resta ainsi, ses yeux plongés dans les miens. Elle ne parla pas, elle n’en avait pas besoin. Elle lisait en moi, elle savait. Elle esquissa un léger sourire, ferma les yeux, soupira un grand coup et ouvrit la porte. Elle s’installa et sans dire le moindre mot, mit le contact. Je me lovais sur mon siège, le visage posé sur la vitre. J’aurais voulu pleurer sur tout ce qui était mort, tout ce qui était perdu mais mon corps refusait de tomber, encore une fois, face à toutes ces promesses vides. Les images disparaissaient parce que les souvenirs ne valaient pas la peine d’être conservés. Comme des droites au visage, des coups de tête dans le nez, des gifles au visage, chaque phrase ressassée devenait une punition inutile. C’était mort avant d’être vécu. Détruit avant même d’avoir posé des fondations. Enlaidi avant même d’être dressé. Le gâchis n’avait même plus le goût de gâchis. Même la sortie était gâchée, rien dans l’histoire ne méritait de rester vivant mais il fallait encore que je règle son compte à cette rengaine qui tournait sans cesse dans ma tête. Il fallait que je m’annonce à moi-même l’assassinat de mes sentiments.

Fonctionnaire 13 – La semaine politichienne de Smig

Elle avait roulé longtemps. Trop sans doute. Elle manquait de sommeil. Il fallait qu’elle trouve un endroit mais elle ne voulait voir personne. Elle avait vu trop de monde en trop peu de temps. Elle était en overdose des gens. Il lui fallait du calme, du silence, du temps. Il lui fallait le vide. Elle n’avait nulle part où aller, elle n’avait nulle part où être. Elle ne manquait à personne, en tout cas elle n’en savait rien. Quelque part, cette pensée la rassura mais elle la plongea soudain, après réflexion dans le vide de son existence.
Elle n’avait rien construit qui valait la peine qu’on pense à elle, elle n’avait rien détruit qui valait la peine qu’on la recherche. Tout ce qu’elle avait envisagé dans la vie était impossible. Ce n’est pas le cœur qui était rompu chez elle, c’était son âme qui venait d’exploser, d’éclater en des millions de poussières de verres, en étoiles de mer sèche, en flocon de neige du désert. Elle se souvenait de tous les conseils qu’on lui avait donnés, de toutes ces marques de sympathie qu’on lui avait offertes et pourtant, elle était brisée.
Tout ce dont elle avait besoin se trouvait pourtant dans son monde. Depuis longtemps, elle avait abandonné les idées d’amour éternel et de mondes paradisiaques. C’était impossible, ça n’était pas pour elle. Elle voulait crier au monde entier, du sommet des plus hauts immeubles que même si c’était impossible, elle aurait voulu y croire mais une fois que tout était fait, tout était brisé. Tomber amoureuse était impossible désormais, tomber du bon côté du monde était impossible, il ne restait que la ligne d’horizon pour lui raconter les histoires qu’elle aurait voulues entendre. Toutes ses cicatrices étaient rouvertes et se vidaient des souvenirs qu’elle avait voulu enfouir sous des tonnes de coton et de perles. Maintenant, il fallait revenir aux choses plus concrètes. Elle n’avait pas mangé, elle n’avait nulle part où dormir et la ville autour d’elle scintillait de mille feux.
Elle était celle qui avait trahi, celle qui avait menti, celle qui s’était cachée. Elle était celle qui vivait seule avec son chat et que les gens dans la rue regardaient avec compassion. Elle était cette petite prof de nulle part ou d’ailleurs, celle dont les élèves oublient le nom dès le mois de juillet. Elle était celle qui pour exister avait blessé des collègues, humilié des élèves, quitté des amours. Et toutes ces morsures, toutes ces malédictions, tous ces mensonges lui revenaient maintenant en touffe, en masse, à foison et lui sautaient au visage. Il était temps de payer son dû, de rendre aux innocents la vengeance qu’ils méritaient devant sa médiocrité. C’était sa rédemption. Son pèlerinage vers un Saint Jacques de Compostelle utopique, une Mecque inexistante, un paradis perdu. Elle savait pourtant que rien ne pourrait jamais réparer les dégâts de ses actions, de toutes ses promesses vides. Tout ce qu’elle pourrait espérer désormais serait impossible.
Elle savait qu’elle ne trouverait pas de repos dans cette ville, dans cette effervescence, dans ce moment. Il fallait qu’elle trouve un quelque part, ailleurs. L’étoile qui était apparue pour elle n’était pas rédemptrice. Elle lui signalait seulement la route vers le monde où elle pourrait dire à tous que même si c’était impossible, elle n’était pas si monstrueuse, pas aussi dure, que maintenant elle voulait sa part de bonheur, que l’aigreur qui coulait en ses veines avait disparu et que maintenant elle était prête à accueillir. Elle sentait bien qu’il était trop tard, qu’elle était fragile désormais alors qu’elle s’était efforcée toute sa vie de construire un personnage dur, impassible, austère. Une prof avec son chat. Elle voulait crier que son cœur aussi avait été brisé, qu’elle aussi elle avait souffert, qu’elle aussi, elle aurait mérité autre chose mais au fond d’elle, elle n’y croyait pas. Elle savait qu’elle s’était trompée et que tout ce qu’elle avait cassé ne serait jamais réparé. Enfermée dans sa petite vie, elle croyait que la raison, les règles, les mirages construisaient le bonheur et elle avait esquivé toutes les évidences, masqué toutes les réussites, contourné tous les bonheurs pour ne conserver que les choses tièdes et fades. Effrayée par le feu, réticente au bonheur, elle avait gâché l’histoire que l’univers lui avait envoyée, détruit la passion et la fureur de l’amour qu’elle croyait retrouvées ailleurs, autrement, mieux. Elle croyait, elle avait cru, que la chance de l’histoire qu’on raconte à travers les siècles, qu’on sublime au fil du temps mais qui n’est qu’une pâle copie de la vérité, repasserait parce qu’on le demandait, qu’elle reviendrait et même qu’elle gagnerait en intensité. Elle comprit qu’en tuant la poule aux œufs d’or, on ne gagne pas de trésor mais il était trop tard.
Alors il lui fallait suivre l’étoile. Les commerces étaient ouverts, profitant de l’activité nocturne de la ville. Elle acheta de quoi se nourrir quelques jours. Elle savait qu’elle devait errer mais elle ne savait pas combien de temps, ni comment, ni où. Son fonctionnement intime cartésien, droit, sans aspérité, d’une propreté clinique la poussait à déjà planifier sur plusieurs jours les besoins et les nécessités. Elle refusait les surprises et tout était toujours grave. Pas de fioritures, pas de futilités, pas de légèreté, tout était important et la moindre parole devait avoir sens et poids. Longtemps, elle ne comprenait pas pourquoi les autres ne disaient pas. Elle finit par comprendre que les gens étaient bien plus superficiels et légers qu’elle ne l’était et que son besoin permanent de sérieux était bien plus blessant que la légèreté dont le monde avait besoin.
Elle reprit la route et roula quelques kilomètres jusqu’à la première aire d’autoroute. Les lacets de la route s’enfonçaient dans une forêt assez sombre et l’absence de réverbères accentuait la possibilité qui lui était enfin offerte d’être invisible. Elle roula jusqu’au promontoire qui surplombait la mer. Elle s’espérait seule. Elle se gara dans un coin de la clairière. Au premier regard, elle n’ait pas ressenti ni vu de vie au milieu des pins. Le seul bruit venait du ressac de la mer et son pare brise se couvrait lentement des embruns que le vent poussait vers elle. Non loin, pourtant, une voiture était garée. Elle ne distinguait ni la couleur ni la forme. Elle ne voyait personne à l’intérieur. Allongé sur le capot, elle devina une forme qui semblait boire au goulot d’une bouteille. Elle ne voyait que l’ombre mais il lui sembla qu’il s’agissait d’un homme. Elle n’imaginait pas, de toute façon, une femme, affalée sur le capot à vider des bouteilles dans ses vieilles croyances de bienséance. Elle resta au volant de sa voiture et s’alluma une nouvelle cigarette. Elle regrettait la présence de ce voisin invisible mais elle avait condamné les portes et elle se sentait de toute façon trop fatigué pour chercher un autre endroit. Elle dormirait là et on verrait bien demain.

Voleur d’ombres 24

Les sirènes des véhicules de secours hurlaient depuis la caserne de l’Avenue Garibaldi. En réalité, l’effervescence semblait venir de toutes les rues alentour. Dans la rue, l’attroupement faisait monter un murmure qui devenait vacarme.
De ci, de là, les individus attroupés sortaient de la foule pour utiliser son téléphone. Qui pour appeler la presse ou les amis pour annoncer la nouvelle, qui pour filmer et diffuser au plus vite sur es réseaux sociaux l’événement exceptionnel. Tout ce bruit le sortit de son sommeil. Il était posé devant sa fenêtre, face à la rue et il s’était assoupi. De son point de vue, il voyait les badauds accourir malgré les interdictions.
Soudain, la foule se dispersa. Tel un essaim d’abeilles attaqué par un ours, chacun semblait chercher un moyen de s’enfuir sain et sauf. Certains remontaient en courant la rue, d’autres s’engouffraient en urgence dans les entrées des immeubles. Un avait même poussé l’audace à se cacher sous une voiture. Il pleuvait. Il se rendit compte soudain de ça. Il s’était mis à pleuvoir durant son sommeil. Les caniveaux évacuaient le trop plein et il pensa à l’homme qui se cachait sous la voiture. Les sirènes s’étaient véritablement rapprochées et on entendait aisément les pneus crisser dans les rues attenantes.
Débouchant du haut de la rue, trois véhicules en dehors de toute limite de vitesse arrivaient. La garde nationale républicaine dictatoriale progressiste était désormais sur les lieux. Une ambulance avait essayé en désespoir de cause de les suivre à travers les dédales des rues et se présenta sur les lieux quelques secondes plus tard. Comme à leur habitude, les soldats de l’ordre ne faisaient pas dans la discrétion. Les portes des véhicules claquaient, les liaisons radio hurlaient et perçaient le silence de mort de la ville. Ce fut un nouvel attroupement d’uniformes.
Au sol, allongé, un homme portait une tenue étrange sur laquelle claquait la pluie : des couleurs criardes, des tissus trop fins pour la saison et des chaussures trop légères pour les frimas de l’automne. Entre ses doigts, un mince filet de sable blanc et fin s’échappait.
Les secours semblaient s’affairer autour de l’homme allongé. Il décida d’ouvrir la fenêtre malgré la pluie, malgré le vent, malgré le froid espérant ainsi entendre des mots, des sons. En dépit du silence profond des rues et du monde depuis les nouvelles règles, il était trop loin, trop haut pour parvenir à ses fins sonores. Il décida de sortir de la commode, la vieille paire de jumelles. La situation semblait figée. Chacun avait ses propres occupations autour de ce qui semblait être un cadavre. En jouant sur les optiques, il réussit à voir le visage de l’homme qui n’était pas encore bâché. Il lui sembla le connaitre, le reconnaître et le sourire affiché par l’homme au sol dégageait une telle quiétude, une telle paix qu’il espéra l’ombre d’un instant que les sauveteurs le laissent tranquille. Même si peu de véhicules ou de personnes circulaient désormais en cet endroit, il fallait dégager la voie.
Apparemment, le temps était passé. Le calme semblait revenir puisqu’il n’y avait rien à faire. Le brancard était sorti. Dans ses jumelles, il restait fixé sur le visage apaisé de cet homme qu’il connaissait. Il ne savait pas où il l’avait vu mais il reconnaissait son sourire. Les mains se posèrent sur le corps, le saisirent et le levèrent. Des poings serrés, coula un sable blanc, fin et celui-ci traça une ligne sur le bitume humide de la rue.
Les portes claquèrent à nouveau. Il n’y avait pas de sang, pas de cris, pas de larmes. Il ne restait que du sable sur le goudron.

Pensées et discussions à l’aire de l’autoroute (43) ou dialogue de l’auto fou

step 7
Comme le septième ciel puisque c’est là.
Et moi aussi j’aurais aimé être le héros d’un grand roman de cape et d’épée où j’aurais combattu des hordes de méchants en longs manteaux noirs et où la dulcinée serait tombée dans mes bras au milieu des larmes et de la sueur. Le soleil aurait brûlé ses cheveux et le baiser aurait été long et langoureux entre traces de sang séché sur la joue et poussière du combat. Et finalement, j’étais là.
Assis au volant de ma vieille bagnole rouge cabossée, garée devant sa fenêtre, attendant un signe, un indice, dans la position que seuls les meurtris blessés frappés de plus haut peuvent connaitre. J’avais roulé des heures, en mangeant au volant, en ne dormant pas. Deux jours à enchaîner les cafés et les possibilités de rester éveillé. Elle n’avait rien dit et avait limité ses mots au tout venant. Tout cela n’était qu’un processus.
Les lumières de l’appartement s’allumaient et s’éteignaient à intervalles réguliers. Des ombres passaient, des effets de lumière, des jeux d’ombres. Trop d’heures au volant à rouler sans réfléchir, je n’avais pas voulu lui laisser le volant parce que je savais qu’elle aurait changé de cap. Elle aurait même pu faire de grandes boucles de vide pour faire croire à une avancée. Et maintenant que nous étions là, que nous savions que je ne sonnerai pas et que, finalement, il ne se passerait rien, elle pouvait me fusiller du regard.
Je faisais partie de ces gens qui ont besoin de se recueillir sur les tombes pour admettre que les choses sont finies. Il n’y avait pas de logique à retourner sur les lieux d’un mensonge, d’une trahison. Je ne savais pas pourquoi, je ne savais pas l’expliquer, je ne savais même pas comment j’étais arrivé là, en réalité mais je savais que c’était une connerie d’être là. Je regardais pour la dernière fois les lieux qui étaient presque familiers. Je savais que je ne reviendrais jamais.
L’une de mes contraintes désormais serait d’éviter par tous les moyens cet endroit qui devenait maudit. Une sorte de château hanté et on menace les enfants de les y enfermer s’ils ne sont pas sages. Un endroit mystique, légendaire qui résonnera dans les contes pour enfants comme le symbole du mal. L’idée de passer d’un château paradisiaque et de rouler sans relâche vers un château infernal me plut finalement. J’aimais cette idée des opposés, du passage du plus beau, au plus triste, du plus lumineux au plus terne, par la seule volonté d’une voiture abîmée. Un immeuble gris, triste, sans âme, ni histoire à part la mienne, comme il en existe partout. Rien ne pourrait différencier cette bâtisse de sa voisine où d’une autre et il fallait savoir que le but de l’errance était celui là pour donner une vie à ce bloc.
Nous étions tous les deux face à ce mur troué de fenêtres qui s’illuminaient petit à petit à mesure que la nuit rongeait le jour. Je me doutais que le silence devenait pesant pour elle mais pourtant, je n’arrivais pas à me résoudre à partir. Une fois encore, je croyais qu’un signe quelconque frapperait ma porte ou la vitre de la voiture. Tout était gris finalement, sombre et après dix jours à brûler sous le soleil toscan, retrouver la pluie orientale paraissait logique. C’était la logique de cette histoire depuis le début. Attraper le chaud pour tomber dans le froid, manger le sucré, pour recracher le salé, croire en l’humain pour recevoir la gifle des sentiments. Il avait fallu tout cela pour retrouver la voie, pour reprendre son souffle, pour guérir d’y avoir cru, pour se soigner d’avoir été trahi.
– Là, je pense qu’on a vraiment fait le tour du truc. On peut définitivement passer à autre chose. Je n’existe plus, elle non plus.
– Tu dis ça mais si elle t’avait vu, tu aurais été bien emmerdé.
– Si elle m’avait vu, ça aurait peut être signifié qu’elle avait des sentiments. Quand tu as des sentiments pour quelqu’un, tu ressens des choses inexplicables. Tu sens quand ce que tu aimes est avec un autre ou est là. Tu sens des trucs qui sont plus forts que toi, plus violent. Parfois, tu ne peux même pas les comprendre, les recevoir, les analyser. Ça ronge l’estomac, le ventre, la tête parce que tu sens qu’il se passe quelque chose qui dépasse ta compréhension. Ça n’a pas de sens, ça n’a pas de raison mais ça existe. Elle ne ressent pas ça en ce moment donc les choses sont réglées.
– Ça fait un moment ça que c’est réglé et que tu n’existes plus pour elle
– Fallait que je me recueille sur la tombe
– C’est mieux que je prenne le volant pour l’instant. T’es au bout de cette route. Aller plus loin pour toi là, ça serait prendre le mur.
Je restais quelques secondes encore, quand même, sur le siège. Elle avait raison, évidemment, mais j’avais encore du mal à arracher de moi cette partie de ma vie qui mourrait. J’ouvris enfin la portière. Je sortis et elle dût ressentir qu’elle devait me laisser profiter encore d’être ici et d’être debout. Elle ne sortit pas immédiatement. Je regardais une dernière fois les fenêtres de l’appartement, puis les constructions autour. J’imprimais ces lieux dans ma mémoire pour les enfermer dans une des pièces de mon château et les laisser mourir tranquillement. Ce soir, au milieu de ce nulle part maudit, je commençais autre chose. J’allais, une fois de plus, disparaître pour ceux de l’histoire précédente et apparaître, enfin, pour les nouveaux colocataires de ma vie. J’allais pouvoir toucher à nouveau ce septième ciel qui m’était promis et dont on m’avait privé pour des principes et des règles. Plus encore qu’un renouveau, qu’un nouveau départ, il était l’heure de poursuivre le chemin ailleurs mais plus fort, plus intensément, réellement. Pour finir en beauté.